Il ne reste que trois semaines pour découvrir la belle ample rétrospective que consacre le musée Guggenheim de Bilbao à Martha Jungwirth. Une excellente raison de le visiter et de redécouvrir la grandeur d’une architecture en même temps qu’une grande artiste.
2 Avenida Abandoibarra, Bilbao – Vu de l’extérieur, l’écrin conçu à la fin des années 1990 par Frank Gehry pour abriter les collections du musée Guggenheim de Bilbao a encore pour lui ce joyeux élancement que lui impulsent ses courbes en jouant à épouser celles de la ria qu’il borde. Il a en revanche contre lui de bien vilaines excroissances : par exemple, cette proue qui le prolonge indûment au-delà du pont voisin dont Daniel Buren a aimablement peint l’arc en rouge il y a quelques années, et depuis lequel on ne voit plus guère que l’échafaudage qui, comme pour les lettres d’Hollywood, soutient ce colossal appendice fendu, ou encore, au flanc du bâtiment cette fois, cette pergola en forme de faux palmier géant qui remplit vaguement sa fonction de paralume.
La lumière naturelle, pourtant, ne baigne que de rares salles, parmi lesquelles la nef dédiée à Richard Serra et quelques-unes des parties communes. Comme à chaque fois qu’on en découvre l’une des réalisations, se dégage de l’architecture de Gehry le sentiment étrange que l’enveloppe, si déstructurée soit-elle, n’en continue pas moins de séparer rigoureusement l’intérieur de l’extérieur, au point qu’on en vient à regarder les cocons qu’elle abrite comme autant de réduits d’une place forte dont les douves auraient été subrepticement remplacées par des plans d’eau.
Il faut dire que les trésors qu’on y garde et qu’on y montre de façon plus ou moins permanente sont d’une valeur comparable à ceux que l’on peut trouver ailleurs, c’est-à-dire d’une grande valeur puisque tous les musées de Gehry sont grands, bien que, sur le plan artistique, celui de Bilbao comporte peut-être moins d’œuvres originales que n’en peuvent recéler les musées des beaux-arts en accès libre et gratuit qu’entretiennent les principales villes de la côte nord de l’Espagne.
Ce n’est pas que l’immense Barge (1962-1963) de Robert Rauschenberg ne soit pas surprenante, ni la vaste série de Cy Twombly (Neuf discours sur Commode, 1963) touchante, ni l’ample Mer montante (2019) d’El Anatsui somptueuse, c’est simplement qu’à force de fréquenter avec plus ou moins d’assiduité et d’entrain ce type d’institutions internationales, on s’attendait à retomber sur ces trois artistes, comme on subodorait qu’une salle serait intégralement ornée d’un Wall Drawing de Sol Lewitt, et que toutes ces œuvres seraient inévitablement à l’image de cette dernière, d’un format monumental ; moins pour faire musée, semble-t-il, que pour s’épargner la peine d’un accrochage plus foisonnant.
Dans ces conditions, la seule véritable surprise qu’offre en ce moment le musée Guggenheim est sans doute l’exposition en forme de rétrospective qu’il consacre à la peintre Martha Jungwirth, dont certaines œuvres avaient été présentées à Paris il y a trois ans par la galerie Thaddeus Ropac. On pouvait notamment y voir quelques-unes de ses variations sur les figures animales également réunies dans la capitale de la Biscaye, comme Le Singe (2021, collection particulière), dont la silhouette réduite à une ligne noire tracée d’une traite à la brosse suffit à caractériser la posture, Bucéphale (2021, Fiorucci Collection) au profil antique esquissé cette fois d’un marron bordé du même rouge que le cercle signalant sur son dos la place du cavalier absent, ou encore les lions funéraires d’inspiration égyptienne de La Grande Armée (2021, Davidoff Collection) pour lesquels Jungwirth reprend le mauve qu’elle employait déjà pour biffer son cheval et qui lui sert ici à effacer progressivement deux des trois fauves, tandis qu’elle a recouvert de jaune le squelette noir du troisième dont la structure approximative rappelle étrangement celle du Singe.
À observer ce carrousel, on songe que tous ces animaux pourraient bien appartenir à l’ordre qu’allègue son Animal apocalyptique (2018, collection Wakolbinger-Heindl), parme et sang lui aussi. En y réfléchissant, on comprend cependant que ces œuvres obéissent à un processus de dépouillement systématique des images ayant précédé l’apocalypse, en sorte que si les figures que dépeint Jungwirth d’après elles ont l’allure de dépouilles d’images, c’est que, d’une manière ou d’une autre, elles ont survécu au cataclysme.
Sous ce rapport à la survivance, on ne s’étonnera pas que leur modèle commun soit Le Chien enfoui (1819-1823 environ, musée du Prado) de Goya, que Jungwirth a repris en 2022 dans une série pour partie exposée à Bilbao aux côtés de trois versions peintes d’après ce qu’on peut sans conteste tenir pour l’une des plus terrifiantes natures mortes appendues aux cimaises d’un musée, en l’occurrence celui du Louvre : la Nature morte à la tête de mouton (1808-1812 environ).
C’est cependant dans ses réinterprétations de toiles goyesques représentant des figures humaines que le dépouillement spectral auquel s’adonne Jungwirth apparaît le plus évident. Du Vol de sorcières (1798 environ, opportunément déposé par le musée du Prado au musée des beaux-arts de la ville), elle ne conserve qu’un envol, précisément, comme si, en fractionnant l’original, elle en venait à le réduire au seul mouvement de ses rares couleurs. À l’inverse, son traitement de la Maja vêtue (1800, musée du Prado) provoque des coulures qui abaissent chacune de ses versions vers les zones inférieures de la composition, lesquelles apparentent la figure réputée sensuelle de Goya (puisque son pendant est une Maja nue) à celle de L’Asperge (1880) d’Édouard Manet, qui constitue quant à elle la nature morte certainement la moins sensuelle du musée d’Orsay. En monumentalisant le tableautin en question, Jungwirth réalise ce tour de force qui aurait certainement beaucoup amusé Manet consistant à dépeindre sur un mode gigantesque une asperge post-apocalyptique.
On ne sait si Jungwirth goûterait le raccourci, ni si elle partage l’humour de son illustre prédécesseur, mais on ne saurait nier qu’elle emprunte une voie qui, pour être plus escarpée, n’en est pas moins celle qu’a frayée Manet avant elle. Il s’agit en effet pour elle aussi d’affirmer le pouvoir de la peinture, d’une peinture très malerisch comme on dit en allemand, non pas au sens de pittoresque, mais bien de pictural, comme Deleuze distingue à partir de Bacon la figuration du figural. Élaborer une peinture picturale et figurale implique à ce titre de commencer par soustraire la représentation à toute la panoplie historique – allant de l’anecdote à la grande histoire – censée la justifier, pour ne finalement garder d’elle, ainsi dépouillée, que la peinture elle-même, et vérifier, ce faisant, ce qu’il reste de la figure quand plus aucune « histoire » ne soutient sa présence.
C’est ce qui explique que certaines des peintures de Jungwirth, le plus souvent exécutées sur des papiers de grain grossier, parfois marouflés sur toiles, couvrent un éventail qui irait, avec sa série de Portraits d’Alfred Schmeller (1986, collection particulière), par exemple, des figures les plus allusives de Susan Rothenberg jusqu’à celles, méconnaissables, de Wols, auxquelles on pense devant la série intitulée Yémen (2005, collection particulière), en passant par celles que Kokoschka s’est évertué à défigurer avec un luxe d’application que l’on retrouve en partie dans son Portrait de Traudi M. (1991, collection particulière). Dans tous les cas, il n’est pas de figure ni même de visage, y compris celui de son Autoportrait(1982-1984, collection particulière), qui résiste à la « dé-peinture » à laquelle les soumet Jungwirth.
On se méprendrait toutefois sur son compte – sur le décompte de la peinture qu’elle a entrepris il y a près de soixante ans – en estimant – tout compte fait – que la peintre approprie à son art l’art des autres, ou qu’en l’y délocalisant (puisque ce qui demeure le plus visible, dans chacune de ses œuvres, c’est avant tout leur support laissé nu) elle ne ferait que reproduire la geste moderniste d’une peinture sans histoire, plus prompte à convoquer l’apocalypse qu’à se confronter aux événements historiques.
Sans doute cette prévention n’est-elle pas sans fondement. Malgré cela, qu’une figure – animale, humaine ou même végétale –, qu’une figure léguée par l’art d’avant ne se présente plus tout à fait dans le même état qu’avant, justement, mais qu’elle comparaisse presque totalement altérée et qu’il ne reste d’elle que des traces de peinture, ce fait brut peut également signifier tout autre chose : que son autrice n’ignore pas qu’elle se situe dans un temps d’après, après que tout a brûlé, que tout ayant été consommé tout s’est consumé, et qu’il est, pour cette raison même, de la plus haute importance de conserver les traces et de cet effacement et de cette persistance. Car s’il est vrai que la peinture face au monde, devant l’histoire et d’après l’histoire de l’art, ne peut pas grand-chose, il y a tout de même quelque vérité aussi, une forme d’exactitude avec son temps, dans le choix de faire une peinture de pas grand-chose et d’arracher aux figures le peu qui leur reste au moyen de couleurs vives.