Fondane : l’écriture qui unit

Recevant le livre, le critique redoute ce qu’il souhaite et, lisant, remplit mieux le verre de son attente. Benjamin Fondane nous était connu. Le voici enrichi (et magnifié) par tous ceux qu’il portait avec lui : père, mère, et ses deux sœurs, Line et Rodica, Geneviève, son épouse, ses beaux-frères et autres parents, ses amis enfin. C’est cela même qui, par toutes actions et interactions, compose un homme. Nous ajouterons : un destin et une mort. Car elle aussi, d’une certaine façon, est un fruit collectif, tout en demeurant l’énigme de chacun.

Benjamin Fondane | Correspondances familiales (1905-1944). Textes réunis, présentés et annotés par Michel Carassou et Vera Gajiu. Traductions du roumain par Vera Gajiu. Non Lieu, 738 p., 38 €

Benjamin Fondane (1898-1944) est mort comme il a vécu, lié aux siens, à tous les siens, alors proscrits, chassés de l’humanité (c’est peu dire, mais la langue semble toujours en retard sur l’homme et l’inventivité du mal dont il fait preuve, jusqu’à vouloir soustraire celui-ci à toute humaine définition). Pouvant être libéré, il fit librement don de sa liberté à sa sœur Line qu’il accompagna à Birkenau.

Fondane choisit et unit le destin de sa sœur au sien propre, pour ne pas se retrouver séparé de tout le sens donné à sa vie. Chaque heure apporte ainsi ce qu’il faut, mais qui veut la lire vraiment, la comprendre et en tirer pour soi-même et ses proches les conséquences ?

Cette correspondance est le livre vivant d’une famille et de ses liens internes et externes. Le feu de divers bois.

Benjamin Fondane - Correspondances familiales 1905-1944.
Benjamin Fondane (1933) © Collection Michel Carassou

Ce n’est donc pas une correspondance littéraire, étroitement intellectuelle, mais les mots de la littérature y sont parce que les mots du quotidien y affluent d’abord.

C’est bien à l’écriture de se vérifier par les mots de tous les jours. Ce n’est pas seulement pour lui mais pour tous qu’un poète vit. Il n’a pas besoin de tour d’ivoire ni des alignements de sa bibliothèque, mais de liens du sang tout autant privilégiés et précieux.

Sa correspondance constitue les pulsations de son cœur.

Ici, ce sont des lettres des plus variées. Rien d’exclusivement intellectuel, mais rien qui exclue l’intellect, partie prenante du quotidien. Il est là, auprès des sentiments et mêlé à eux : c’est sa place légitime.

Une correspondance entre autre pleine de renseignements et d’enseignement sur les difficultés de ravitaillement dans les villes françaises (notamment Paris) pendant l’Occupation.

Benjamin Fondane n’écrit pas : il vit et il l’écrit, au besoin il le crie :

« Paris, samedi 1er août 1942. Mon petit Viève, ta lettre, je viens de la lire, adorable ! Et qui donne une envie violente de casser les vitres. Mais je me remets à mon Baudelaire que je tape, toc, toc, toute l’après-midi et la soirée.

Suis très heureux pour toi et j’essaie de t’imaginer là-bas. Tu m’en rapporteras sur ta peau un peu de cette odeur – de blé, de foin et de clairière. Pas ? Et je ferai mes vacances – sur ta peau. Entendu ? »

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Fondane restant alors à Paris (au moment même de la rafle du Vél’ d’Hiv’), Geneviève était partie en Bretagne, dans les fermes, à la recherche de ravitaillement. Tous leurs échanges s’appuient sur le quotidien, la vie et la survie, celle du corps et des sentiments, comme de l’intellect. Fondane ne sépare rien et ne se sépare de rien.

La vie et l’écriture sont pour lui chose difficile. Et la sincérité qu’il recherche exige, pour commencer, l’aveu d’insincérité.

Lettre 565 (à la même) : Paris, 5 août 1942. « Si la postérité voudra me juger d’après ma correspondance, la piètre figure que j’y ferai ! Car je n’y suis pas sincère ; je m’y sens mal à l’aise ; jamais, peut-être, n’ai-je dit en une lettre ce que je pensais vraiment à l’instant où je la rédigeais. Il en va peut-être de même de ma conversation, en général. J’y fais de l’esprit et ce n’est pas moi. Je ne me suis jamais dit sans doute que dans le poème. Là, seulement, ma pudeur s’évapore ; mes scrupules cessent ; et cela, peut-être, parce que je sais que personne ne m’écoute. […]Tu me manques, petite insomniaque – tu manques à mon besoin de repos, à mon équilibre, tu manques à ces heures creuses, le soir, quand je n’ai que faire de ma fatigue, après un long travail dont je suis l’esclave plus que le maître. »

« il ne se produit rien d’autre que le rien ; il n’y a de vraiment nouveau que la répétition du déjà vu. »

Benjamin Fondane - Correspondances familiales 1905-1944.
Line, une des sœurs de Benjamin Fondane © Collection Michel Carassou

L’être de Benjamin Fondane fait si peu partie du déjà vu. On est tenté d’ajouter : hélas !

Autour de lui, le déjà vu prospère, les dénonciations se bousculent, l’atteignent, lui et sa sœur Line. Il a ses appuis, il pourrait rester libre. Pas elle. Aucune hésitation.

Drancy, le 29 mai 1944 : « C’est pour demain et c’est pour de bon. Sois ferme, mon petit. »

Que conclure, sinon par les mots de Geneviève du lundi soir, 18 août 1931 :

« Mon petit, mon petit. Ai-je autre chose à te dire ? Je me blottis dans tes bras. Je ne te demande rien, que d’être bien portant, que d’être heureux, et de dorloter un peu ton Gene.

T’embrasse un tout petit peu

                                                        Ta femme Gene »

Benjamin Fondane - Correspondances familiales 1905-1944.
Benjamin Fondane et Geneviève © Collection Michel Carassou

Geneviève Fondane meurt d’un cancer en 1954. Elle meurt dans un carmel où, après la guerre, guidée par Jacques et Raïssa Maritain, grands amis du couple Fondane, elle a trouvé refuge pour mieux garder la mémoire éternelle de Benjamin.

Il faut ici relever cette étonnante rencontre, en octobre 1936, sur un paquebot transatlantique revenant de Buenos-Aires, entre un poète juif libertaire et le couple Maritain tout imprégné de thomisme et de Torah.

Geneviève ajoutée, tous les quatre rallieront, mais géographiquement séparés (les Maritain ont trouvé refuge aux États-Unis), le combat contre le nazisme.

Dans une lettre de Geneviève, datée de juin 1936, ce sont déjà les profondeurs d’un pressentiment : « Je me sens si terriblement faible et fragile que je tremble de m’enorgueillir de mon amour. Car Dieu pour me punir pourrait m’abandonner à moi-même et me laisser pécher contre toi. Alors je mets mon amour entre ses mains, et je le supplie, je le supplie de le garder. […] Et pourtant je le prie bien et bien mal, mais peut-être veut-il surtout que je t’aime ? »

Ainsi, l’amour de Geneviève reste sans « la moindre fissure pour l’ombre d’un autre ». Sur une nouvelle terre de cette terre même.

Toutes les choses humaines ne se dissolvent pas.

Cette correspondance exceptionnelle, qui mêle tant d’existences pour mieux dégager la saveur de deux destins (Geneviève et Benjamin), n’est décidément pas une source vouée à se tarir.

Les lettres montrent ici, par leur quantité et leur variété, que toute une vie n’est pas de trop pour accéder à l’humanité commune et que savoir mourir, cela conclut après tout un savoir-vivre.

Sans doute, la lassitude reste aux hommes las de n’avoir pas vécu. Benjamin Fondane, lui, aura eu toujours le souci de garder opiniâtrement la poésie, « force obscure qui précède l’homme et qui le suit ». C’est pourquoi nous lui laisserons le dernier mot : « ce ne sera pas par lassitude que se décidera mon destin. » Il l’a prouvé. [1]


[1] Les œuvres de Benjamin Fondane sont publiées aux éditions Non Lieu. Signalons également un texte de Jacques Maritain, encore trop méconnu à ce jour : À travers le désastre (« A Paris aux éditions de Minuit, 1942 »). On comprend là ce qu’a pu être une amitié de combat. Et l’amitié même des deux couples (Fondane et Maritain) est allée bien au-delà de leur combat politique commun.