Le chantier des Balkans

Dans son roman Dieu leur dit, l’auteur grec Sotiris Dimitriou évoque un dialogue entre habitants des Balkans sur un chantier de construction. C’est l’occasion de voir réunis Grecs, Albanais, Valaques et Épirotes du Nord, c’est-à-dire des hellénophones appartenant à la minorité grecque du sud de l’Albanie.

Sotiris Dimitriou | Dieu leur dit. Trad. du grec par Marie-Cécile Fauvin. Quidam éditeur, 122 p., 15 €

La plupart – hormis les Grecs – sont clandestins. Ils construisent une « immense » maison pour Tsitos, « l’émigré », un Grec solitaire et taciturne qui travailla longtemps en Allemagne et qui se réinstalle au pays, mais à l’écart du village où il ne va jamais… Dans des scènes qui ne sont pas sans rappeler le théâtre, Dimitriou laisse la place à la parole plus qu’à la narration, dans une polyphonie qui est souvent conflictuelle, même si le chant et la danse autorisent des réconciliations. Chacun porte ses blessures mais l’isolement et le mauvais temps, qui empêche le travail, incitent aux confidences.

L’Épire du Nord, qui va de Saranda à Korça, fut longtemps une pomme de discorde entre la Grèce et l’Albanie. Dès l’Antiquité, elle était la région limitrophe entre le monde hellénistique et les Illyriens. Pendant les guerres balkaniques, les deux guerres mondiales et jusqu’à la fin de la guerre civile grecque (1949), la région fut âprement disputée pour revenir finalement à l’Albanie, comme la Conférence des Ambassadeurs l’avait décidé en 1921. À l’époque, le tracé des frontières était résulté de négociations entre deux groupes de nations. La France, la Grande-Bretagne et la Russie étaient favorables aux Grecs et aux Serbes ; à l’inverse, les Autrichiens et les Italiens penchaient du côté albanais. Plus tard, sous le régime stalinien d’Enver Hoxha, la frontière fut hermétiquement fermée. Sotiris Dimitriou raconte dans un autre roman, Heureux soit son nom (traduit par Marie-Cécile Fauvin, Quidam, 2022), le sort tragique des familles qui se trouvèrent soudainement séparées pendant quarante-cinq ans ! Des barbelés et un no man’s land clôturèrent l’Albanie. Ceux qui tentaient de s’évader du pays, appelés officiellement « fuyards », encouraient la peine de mort. Puis, lors de l’effondrement du régime en 1990, la frontière fut franchie par des dizaines de milliers d’Albanais, dans ce qui fut appelé une « rage de fuir ». 

L’Albanais clandestin, Gjergji, est – comme il se doit – rebaptisé Yorgos. Instituteur, il n’a pas de travail dans son pays, et se retrouve manœuvre. Mais, « svelte, mis comme un monsieur », il a toujours une chemise propre. Le tailleur de pierre grec, qui n’a pas d’autre nom que celui de son métier, est un véritable artiste qui fascine par la précision de ses gestes. Le petit Valaque Tako, qui participait à une battue de sanglier, s’est retrouvé pisté par les chiens et a pris peur. Les chasseurs voulurent le livrer aux gardes-frontières mais « l’émigré » décida de l’employer. Il y a aussi Telis, jeune Épirote, serré d’un peu trop près par le maître d’œuvre Koutoukis, « le patron ». Quant à Filipis, habile maçon et autre Épirote clandestin, il a une vive préoccupation : retrouver son cousin qui a disparu lors de « La Grande Vague » de 1990.  Et d’autres encore qui, à la mauvaise saison, vont devoir converser dans des langues différentes et avec des mépris variés : les Valaques sont des « bouseux » ; le Corfiote, un « bouffeur de dinde » ; les « Albanos », « une bande d’importés » ou « des giclées du diable »… et les Grecs d’Épire sont parfois traités… d’Albanais ! Quand passent des gitans musiciens, on leur  demande pourquoi ils ont contribué à la crucifixion du Christ en forgeant les clous de la croix. Cependant, Dimitriou évite l’écueil des stéréotypes nationaux.  

Dimitriou, Dieu leur dit
Albanie © Jean-Luc Bertini

Les personnages ont cependant des repères communs pour désigner les deux mondes restés longtemps séparés : la Grèce est désignée par les termes « ici », « de ce côté », « dehors » et par le verbe « entrer » ; l’Albanie est « là-bas », « de l’autre côté », « dedans », et le verbe idoine est « sortir ». Léonidas se souvient, d’une manière pathétique, que, de son village épirote, il entendait, derrière la crête, les sons de la vie grecque : les voitures, les airs de clarinette et les carillons des églises. « Nous, on vous suivait à l’oreille et, vous, vous saviez même plus qu’on existait ». En Albanie, les voitures étaient fort rares, certains air grecs pouvaient envoyer en prison, et la religion constituait « un crime contre l’État ».

Les récits de souvenirs, souvent douloureux, se succèdent. Sotiris Dimitriou connaît bien le vécu des habitants de la région. Sont évoqués le clandestin noyé dans le fleuve que l’on repêche, l’Albanais aux prises avec la police secrète d’Enver Hoxha, les tentatives d’évasion, dont une réussit en parvenant à entrer dans l’ambassade d’Italie à Tirana, la femme grecque, frappée par son mari qui se réfugie… en Albanie, et qui finit emprisonnée, les pieux mensonges faits aux mères des clandestins disparus, la vie à Athènes avec ses lupanars et ses « roquets de la Sûreté » albanaise espionnant les « fuyards ».

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Les récits de Mihos l’Épirote, sujet à de fréquents cauchemars, sont particulièrement appréciés par ses compagnons. Vivant en Grèce, et projetant d’aller en Allemagne, il se laissa convaincre d’accompagner un agent des services secrets grecs en Albanie qui cherchait à glaner des renseignements sur la minorité et la situation militaire locale. Mihos tomba dans un ravin et se fit arrêter. Pour commencer, la prison : « En quatre ans, je me suis lavé deux fois, j’avais la peau comme du papier à cigarettes », puis l’attendent la construction d’une usine, la mine de cuivre, la raffinerie de pétrole, la saline, la mine de pyrite… À la mort du dictateur, en 1985, il pourrait être libéré mais un tribunal lui ajoute – ce qui était fréquent – une peine de dix ans pour injures supposées à Enver Hoxha. Après vingt-huit ans d’incarcération, il est enfin libéré en 1990. Il a la foi chevillée au corps et prie saint Spyridon à qui il parle quotidiennement. Ses compagnons ne se lassent pas de l’entendre raconter ses épreuves et sont impressionnés par sa joie de vivre. Pourtant, à son retour, sa femme n’a eu pour lui aucune commisération et a monté ses enfants contre lui. Lorsque son fils lui dit d’aller au diable, il répond : « C’est là que j’étais mon p’tit ».

Le présent est décevant. Les villages d’Épire comme de Grèce se désertifient ; les plaines sont en friche ; les jeunes partent, quelquefois jusqu’en Amérique et « les pauv’mères […] meurent sans revoir leurs gosses » ; des parvenus prennent « la grosse tête » ; l’envie ronge la société. Pointent alors quelques regrets de la période communiste : l’égalité des conditions, les salaires des femmes, l’absence de délinquance, une certaine chaleur…  

Conclusion : « La vie, c’est cinq louchées d’amertume et une de bonté ». Ainsi, lorsque les autorités arrivent à l’improviste, Tako, le petit Valaque qui s’est caché dans un bidon, est découvert par un policier mais, valaque lui aussi, il lui donne un billet.   

La traductrice Marie-Cécile Fauvin, dans un « Avertissement au lecteur », nous apprend que « alors que les dialectes avait disparu de la littérature grecque depuis des décennies », Sotitris Dimitriou utilise le dialecte épirote. Pour le rendre, elle se sert d’expressions du Forez et de l’est de l’Auvergne, ce qui est du meilleur effet. Elle respecte également la ponctuation que l’auteur utilise « avec parcimonie ». Il considère en effet que « la facture orale de la langue doit suffire au lecteur et aussi pour s’écarter des conventions de la langue écrite ». Ainsi, il rejette le point d’exclamation qui aurait pu s’imposer dans les échanges verbaux un peu vifs car il le considère comme « le plus inutile et le plus stupide des signes de ponctuation ».   

Sotiris Dimitriou ne fait pas dans l’exotisme et connaît bien le pays dont il parle. Il sait décrire avec une simplicité confondante, à travers des personnages du quotidien, comme le petit Valaque qui appelle désespérément son père « dans le désert », la tragédie qu’a connue la région et qui a broyé nombre d’existences. Par bonheur, à plusieurs reprises, des chants s’imposent pour exprimer le désarroi et s’en extraire :

Heureuses soient nos retrouvailles

Allons peineux allons mes frères

Pleurons nos chagrins et nos misères 

Et que demain encore nous baille

d’heureuses et maintes retrouvailles 

Dieu sait où on sera l’an qui vient

Si on vivra si on mourra

Si dans l’autre monde on se reverra.