Abidin Krasniqi nous fait découvrir un ensemble de textes épiques recueillis du début du XXe siècle jusqu’au seuil du XXIe siècle dans toutes les contrées albanophones (Albanie, Kosovo, Monténégro). Il est parvenu à traduire le texte albanais en décasyllabes fluides, et fait revivre ainsi une geste, qui, en plus de son intérêt littéraire, nous en apprend beaucoup sur les mœurs et les mentalités de l’époque.
Muji, au départ, n’est qu’un simple vacher. Alors qu’il garde son troupeau, il découvre deux nourrissons en pleurs et les berce. Les bébés ont pour mères des fées – les Zana. Pour le remercier, trois d’entre elles lui accordent le droit de téter quelques gouttes à leurs seins, ce qui lui permet d’acquérir une force surhumaine. Avec son frère cadet, Halil, et ses compagnons, les trente agas, ils sont les preux albanais qui combattent les Esclavons (les Slaves). Abidin Krasniqi a sélectionné 35 textes sur un corpus de plus de 500 poèmes.
Muji est un héros démesuré : il prépare son café dans un chaudron et soulève d’énormes rochers. Quand il dort, il ronfle tellement qu’il fait trembler les arbres et s’effondrer les sommets des montagnes. Les dormeurs, à ses côtés, sont soulevés du sol ! C’est en outre un personnage complexe : il est superstitieux et a des prémonitions qui se vérifient toujours. Il communique aussi avec des êtres mythologiques comme les Zana et les Ora qui sont des figures tutélaires protégeant les êtres humains et certains animaux. Il prête également attention à son cheval qui, par ses piétinements et ses pleurs, lui signifie qu’il ne faut pas aller au combat ce jour-là. S’il n’est pas particulièrement belliqueux – ce sont souvent les circonstances qui l’entraînent au combat (une fée change ses garçons d’honneur en pierres, un adversaire enlève son épouse ou son coursier), il ne s’en montre pas moins intrépide et n’hésite pas à décapiter et à éviscérer l’ennemi, qui, il est vrai, recèle des serpents dans son ventre…
L’auteur fait l’hypothèse que l’origine du cycle remonterait aux 16e et 17e siècles pour une raison géographique. Les lieux de l’action se trouvent dans la région de Lika (actuellement en Croatie) qui était une Krajina, une région de confins militaires. La frontière, côté autrichien, était gardée par des paysans-soldats, souvent serbes. De l’autre côté, se trouvait l’Empire ottoman. Les Albanais sont à Jutbinë (Ubdina), les Esclavons à Senj, Zadar et Kotor. Il se peut que la tradition albanaise ait été élaborée et répandue par les nombreux soldats albanais de la Porte. A ce sujet, A. Krasniqi pose, dans son intéressante préface, la question délicate de l’origine des chants. En effet, les Slaves, en particulier les Bosniaques, ont eux aussi une geste comparable. Comme on le sait, dans les Balkans, l’antériorité vaut souvent primauté. Le traducteur, ne se laissant en rien influencer par la polémique, expose l’état de la recherche sur l’origine des textes. Quoi qu’il en soit, la spécificité des chants albanais réside dans l’importance des motifs légendaires et mythologiques.
Les textes comprennent de 200 à 500 vers en moyenne – parfois 1 000 – qui sont des décasyllabes d’un style élevé. Les rhapsodes s’accompagnaient d’un luth rustique à une corde frottée par un archet. Ils ne chantaient jamais dans les auberges ou les cafés parce que les chants demandaient une certaine quiétude et une concentration suffisante de l’auditoire prêt à écouter un récit pendant une heure et demie. C’est pourquoi ils exerçaient leur talent surtout pendant les longues nuits d’hiver. Ces chanteurs n’étaient jamais des professionnels ; l’enseignement était familial et se faisait sur de longues périodes. Ce n’est que tardivement, après l’apparition de la radio et de la télévision, que les rhapsodes commencent à monnayer leurs prestations, le plus fréquemment lors de mariages ou de moments festifs. Les récitants les plus fameux pouvaient varier le rythme et l’adapter aux circonstances et à l’auditoire. Le bon rhapsode finit par créer un style individuel, sans pour autant s’écarter du fonds commun.
Les rhapsodes venaient en majorité des zones montagneuses. Leurs récits furent recueillis, pour la première fois, dans les années 1920, souvent par des religieux franciscains. Malheureusement, peu de détails sont disponibles sur les conditions du travail de terrain. On ignore comment les textes ont été collectés et dans quelle mesure ils ont été corrigés ou standardisés d’un point de vue linguistique. Le sévère régime stalinien d’Enver Hoxha, qui luttait contre les « survivances archaïques », publia néanmoins, dans l’intention de promouvoir la culture albanaise, quelques ouvrages de chants épiques. Toutefois, certains vers, politiquement incorrects, furent supprimés ou traduits de façon tendancieuse. Dans les années 1980, la tradition épique s’est définitivement éteinte en Albanie. Heureusement, il en allait autrement au Kosovo. Si la tradition est réprimée après 1912, paradoxalement, le retard de l’alphabétisation a permis une préservation de la transmission orale des chants. En effet, dans les années 1950 encore, la moitié des rhapsodes étaient analphabètes.
Si les Esclavons, potentats (krajl) ou brigands sont les ennemis capitaux, certaines porosités existent. Leurs filles tombent souvent amoureuses des beaux preux albanais. Quant aux krajl, ils ne sont pas toujours perfides et cruels. L’un d’entre eux, constatant qu’un preux, prisonnier sur parole, revient dans sa geôle – la parole donnée, pour un Albanais, est sacrée -, le libère sur le champ. Il arrive aussi qu’un krajl se découvre… albanais, car enlevé dans l’enfance ! De fait, les protagonistes sont très proches, partageant les mêmes modes de vie et les mêmes valeurs. D’ailleurs, dans un chant, le frère de Mouyi devient un moment krajl de Kotor, en terre esclavonne… De plus, le pire des traîtres, Dizdar, n’est pas slave mais albanais.
Les femmes jouent parfois un rôle important. Fatime, la femme de Muji, pressent que Tadi n’est pas un membre de la famille mais un esclavon imposteur. Elle reconnaît en lui celui qui a jadis exterminé sa famille. Muji n’en croit rien et l’admoneste. Elle a évidemment raison, et le héros, vexé de n’avoir rien vu du stratagème, déclare : « Les femmes savent ce que le diable ignore ». Halil, le frère de Muji, éprouve du ressentiment car c’est son aîné qui recueille la gloire de leurs exploits communs. Un jour, il ose le défier. Leur mère, inquiète de ce combat fratricide, leur suggère de s’affronter… à travers un jeûne. Leur sœur, Ajkune, détonne particulièrement. Alors que les femmes sont plutôt effacées, elle n’hésite pas à ruser face à l’ennemi, à manier le poignard et même à décapiter ! Par malheur, elle est enlevée par un puissant Esclavon. Muji, bien que vieilli et presque aveugle, parvient à le vaincre grâce au concours de son Ora. En effet, l’adversaire est à terre mais le sabre ne peut rien contre sa cuirasse. L’Ora révèle alors que les clefs de l’armure sont cachées dans sa moustache.
On ne se bat qu’avec des armes blanches, et, lorsqu’elles sont brisées, la morsure des dents et le choc des poitrines les remplacent ! Dans un chant, comme Muji reste confiné dans une caverne, un voyageur étonné lui en demande la raison. A cette question, les moustaches de Muji « tombèrent soudain jusqu’à la taille ». C’est l’apparition de l’arme à feu qui le navre car le courage n’est plus nécessaire pour affronter l’ennemi. Il n’a pas tort : dans un autre chant, on apprend que Muji ne pourra mourir que d’une balle en or tirée par le fusil d’un musulman.
Violence, impulsivité, cruauté sont au rendez-vous. Mais une certaine poésie aussi : voulant faire parvenir un message à un Krajl, un preux écrit avec son sang sur une feuille de chêne, et dit :
Seigneur, fais advenir une tempête,
Que cette feuille puisse s’envoler
Jusqu’à la chambre du krajl, voyager.
En plus d’être un traducteur, Abidin Krasniki est un véritable écrivain qui n’hésite pas à s’atteler à des textes complexes et volumineux. Il avait déjà traduit, en octosyllabes, les 15 000 vers du Luth des montagnes de Gjergj Fishta, qui est la Chanson de Roland albanaise. Il sait restituer l’ambiance de ce monde épique, naïf, coloré et parfois monstrueux mais sans lourdeurs. Sous les actions virevoltantes se décèlent une morale collective et une vision du monde et de la nature car le soleil, la lune, les cieux, interviennent au fil des récits. Dans de tels textes, on ne s’attendrait pas à trouver un certain humour, et pourtant les clausules sont souvent piquantes :
Ce récit, on le raconte ainsi,
En ces lieux, nous n’avons point été,
Mais si cela ne s’était pas produit,
On n’en aurait pas fait un récit !