Une clinique et ses secrets

Récit au réalisme empreint d’étrangeté, Une simple intervention raconte la singulière expérience d’une jeune infirmière dans une clinique, sous la direction d’un médecin qui pratique un « nouveau genre d’intervention », un « traitement radical pour guérir les troubles psychiques ».

Yael Inokai  | Une simple intervention. Trad. de l’allemand par Camille Logoz. Zoé, 176 p., 19 €

Le « docteur », connaissant la conscience professionnelle de Meret et son respect des protocoles, la sollicite pour le seconder dans cette mystérieuse pratique. Auréolé de son autorité de chirurgien, d’une habileté indiscutable dans sa manière de toucher un fragment intime de la jeune femme, il n’a aucune difficulté à obtenir son entière adhésion et fait d’elle progressivement son alliée dans cette entreprise qu’il présente comme un progrès immense. On parle seulement à demi-mot dans la clinique de ces opérations qui recèlent une part de secret manifeste.

L’espoir que représente pour la jeune femme ce nouveau type d’intervention lui donne le sentiment de lutter contre ce qui semble régner la plupart du temps entre les infirmières de la clinique : désespoir, jalousie, acrimonie, indifférence, immense fatigue surtout, qui ponctue le récit, de ces fatigues qui clouent sur place et donnent la nausée. La tâche de Meret est à la fois simplissime et absolument extraordinaire. Elle explique, dès les premières pages du récit : « Pendant l’intervention, j’étais celle qui assistait le docteur. Il dirigeait ses instruments vers les zones atteintes du cerveau, et les neutralisait. Les femmes et les hommes restaient conscients. Nous nous assurions ainsi de ne pas toucher à ce qui était en bonne santé. Je les occupais et leur enlevais leur peur. J’appelais ça la compassion : la compassion, c’est mon terrain, quelque chose que je maîtrise bien. » Le temps et l’espace sont comme suspendus dans cette clinique où vont et viennent, à heure fixe, les infirmières logeant pour la plupart dans un foyer, aux marges de la ville. Le ballet mécanique de ces femmes qui se croisent matin et soir, les infirmières de nuit se couchant lorsque celles qui prennent leur service à l’aube rejoignent la clinique, ajoute à l’inquiétude qui grandit au fil des pages, ces femmes semblant constituer le chœur silencieux d’une tragédie à venir. 

Une simple intervention, Yael Inokai
Yael Inokai (2023) © Bischof Ladina

La langue sans accroc, presque lisse, de Yael Inokai, dont c’est le premier roman traduit en français, distille également un malaise de plus en plus palpable. Le « docteur » intervient sur le cerveau des malades en neutralisant la ou les parties indésirables, à l’origine de troubles. L’infirmière est bel et bien arrimée à l’espoir que suscitent ces « simples interventions », et rejoue auprès des patients une histoire familiale qui affleure dans le récit, dans ces légères touches participant à la tonalité et à l’atmosphère tout à fait insolites que façonne l’écriture de Yael Inokai. 

L’arrivée d’une nouvelle patiente, Marianne, va faire vaciller Meret. Ses certitudes s’érodent à peine, mais ce vacillement s’accentue lorsqu’elle rencontre Sarah, l’infirmière qui est aussi sa compagne de chambre au foyer, et dont elle tombe amoureuse. C’est un vrai bouleversement qui lézarde irrémédiablement cette mystérieuse allégeance de Meret au chirurgien et à sa conception du progrès. Que signifie soigner s’il ne reste plus rien de ce qu’était le patient ? Et que reste-t-il de Meret dans ce rôle que lui fait jouer le médecin  ? 

Une simple intervention est à la fois contemporain et d’un autre temps. Yael Inokai fait de ses personnages des êtres ancrés dans le réel et évanescents, presque fantomatiques, secrets et impudiques dans le même mouvement de dissimulation et de révélation. Quelques-uns d’entre eux semblent correspondre à des archétypes, et relèvent presque du conte, le père puissant, effrayant et absent, le docte médecin qui étend progressivement ses filets, bénéficiant de son pouvoir et de sa réputation, mais désireux de soigner, en dépit même des malades, les mères ambivalentes, la famille, toujours entourée de dangers larvés. Au sein de cet univers se dégage progressivement un trio, Meret, Sarah et Marianne, sur lequel plane l’ombre des évanouies, Bibi et l’amie de Sarah, formidable trio d’espoir.