Arnaud Viviant est un homme doué de plusieurs professions, dont celle de critique. C’est un connaisseur fin, madré et amusé des mœurs du petit monde et du grand monde qui font notre vie littéraire, scandée par l’attribution annuelle de prix. Pour son plaisir et le nôtre, et son instruction et la nôtre, il s’est plongé dans l’histoire du prix Goncourt et de ses frères. Le fruit en est une réflexion enlevée qui ondoie autour de questions vieilles comme les prix eux-mêmes.
Arnaud Viviant, Station Goncourt. La Fabrique, 192 p., 14 €
Commençons, pour le louer, par trois défauts que cet ouvrage n’a pas.
1. Vache. Le milieu littéraire français, comme tous les milieux, n’est pas sans une forme de méchanceté et de perfidie qui serait un signe d’intelligence et d’esprit. Les prix littéraires étant un haut lieu de compétition, de vanité et de reconnaissance, ils auraient tout pour susciter chez celui qui en parle de l’intérieur de la malveillance. Arnaud Viviant évite l’écueil. De l’esprit, il en a, mais c’est autrement et ailleurs qu’il l’exerce.
2. Sérieux. Plus exactement, esprit de sérieux. Viviant a lu, et il a lu avec passion : des études universitaires, des journaux de seconds couteaux de l’acabit de Matthieu Galey et Jacques Brenner, des témoignages… De ces lectures, il ne fait rien d’accablant ni de pesant. Les citations et les extraits sont pourtant nombreux dans son livre et pourraient noyer son propos. Viviant n’est pas docte.
3. Guindé. Les prix littéraires vont avec un goût de la pompe très français qu’Arnaud Viviant n’a pas. Il appartient à une génération et une sensibilité qui se fichent de l’apparat, et il n’établit aucune hiérarchie entre les hommes et les femmes qui lui sont des références. Despentes, Bashung, Rousseau et d’autres font la ronde. L’architecture de son livre, divisée en deux faces, A et B, porte d’ailleurs les traces de son goût pour la musique dite pop ou rock. Mais Viviant est aussi psychanalyste et commence par quelques pages intitulées « In(u)t(e)ro », un jeu de mots qui renvoie loin dans la vie avant la vie. L’essai se clôt également du côté de cet énigmatique inconscient.
Le livre est écrit à la première personne ; il comprend des souvenirs du temps où l’auteur débutait, de rares anecdotes, des demi-aveux, des modes d’emploi parodiques de création de prix, peu de contorsions et une honnêteté en vertu de laquelle l’auteur rappelle que lui-même est membre des jurés du prix de Flore et du prix Décembre. Un éditeur ou une éditrice sèchement réaliste vous dirait que ces deux prix sont de l’ordre du prestige et ne pèsent rien en espèces sonnantes et trébuchantes – un peu comme un article dans En attendant Nadeau, nous a-t-on dit récemment (ainsi oscille la notion de valeur).
Station Goncourt comprend aussi des images, les prix littéraires étant successivement comparés aux courses hippiques, aux feuilles des arbres jaunissant en quelques semaines, à la cuisine et à la gastronomie. Cette variété donne lieu à un essai d’autant plus gai qu’Arnaud Viviant n’a pas de thèse à proprement parler. Il baguenaude au pays des prix avec savoir et gourmandise. Il a conscience, de même que nous qui le lisons, que les prix ne sont ni entièrement du côté du pur, ni entièrement du côté de l’impur. Il s’arrête un certain temps sur la personnalité de Maurice Nadeau dont la place dans ce paysage était à part, même s’il fit partie de plusieurs jurys.
Entraide, entregent, cooptation, coup de pouce… Tout se mêle, mais Viviant, comme Nadeau dont il cite avec largesse un entretien, va du côté du politique, esquissant au fil du livre une comparaison entre république et république des lettres, une réflexion sur la notion de vote et ce qu’elle emporte. Il arrive à certaines conclusions avec lesquelles on peut ne pas être d’accord, mais relève des coïncidences frappantes. En France, note-t-il ainsi, 1945 est l’année où les femmes ont eu le droit de vote et celle où le Goncourt fut attribué pour la première fois à l’une d’elles, Elsa Triolet.
Jamais Viviant ne balaye les prix d’un revers de main sous prétexte (justifié) de corruption, justement parce que la politique l’intéresse, de même que la question de l’argent, au sens de survie pour certains. Le seul à avoir droit à une très longue note est un grand écrivain, Pierre Guyotat, dont Éden, Éden, Éden fut longtemps censuré. Quelques pages plus tôt, la réponse de Guyotat, à qui Viviant demanda ce qu’il allait faire de l’argent du prix Décembre, laisse pantois : « Je vais m’acheter un lit, m’avait-il répondu de sa voix douce », écrit Viviant. Les écrivains, comme les autres, sont rares à vivre avec autant d’abnégation, surtout vus sous l’angle des récompenses que la société leur offre.
S’il n’a pas de thèse, Viviant a néanmoins une idée à défendre, ce qu’il appelle le plaisir social. L’idée est présente dès les premières pages et il y revient plus loin en prenant des pincettes : « En tout cas j’aimerais défendre ici l’intuition que… », écrit-il. Le plaisir social, qu’est-ce ? La camaraderie, la légèreté, les jeux de l’amitié. Les prix constituent « sur un mode guilleret, sociable, agréable, mondain, coupe de champagne à la main et relations sociales en poche, la vitrine d’un fonctionnement démocratique et républicain ».
Il touche là un élément très vrai et très vivant, et lui-même distille de la joie quand il traite du sujet des prix, déjà tant traité. Il ne s’agit que de littérature, ajoute-t-il. Cette déclaration nous a fait sourire parce qu’elle soulage et dédramatise ; elle tient à distance les approches trop académiques, cérébrales et/ou morales. Pourtant, quand il évoque sa brouille avec son ami de khâgne, le traducteur et écrivain Claro, à cause des liens qu’il (Viviant) entretient avec un écrivain-publicitaire connu d’un grand nombre, nous sommes du côté de Claro, peu indulgente.
La littérature, plus exactement la vie littéraire, est une fête, écrit Viviant entre les lignes. Pour qui s’interroge sur cette vie, qui tient à la fois de l’actualité et de l’histoire littéraire, c’est une raison suffisante de lire cette Station Goncourt. L’essai est fringant mais il s’achève sur une note plus secrète et un hasard extrêmement troublant.