À nous la liberté ! Lire et travailler avec Daniel Roche

Daniel Roche (1935-2023), professeur honoraire au Collège de France, éminent spécialiste des Lumières, vient de s’éteindre. Son œuvre considérable aura marqué des générations d’historiens. L’homme, courtois et bienveillant, à l’écoute généreuse, fort de ses convictions humanistes et progressistes, était aussi un citoyen engagé. Faire ses premières armes avec lui, puis travailler à ses côtés, c’était faire l’apprentissage de la liberté intellectuelle et de l’intégrité.

En 1981, le lundi en fin de matinée, la porte située à la gauche du tableau de l’amphithéâtre Descartes, en Sorbonne, s’ouvrait. Le professeur Daniel Roche venait y faire un cours de licence consacré aux cultures et à la société d’Ancien Régime, dont on retrouverait plus tard les éléments dans une synthèse qui a fait date, Les Français et l’Ancien Régime (1984), publiée en deux volumes avec celui qui fut son maître puis son ami, Pierre Goubert (1915-2012). User ses fonds de culotte sur les bancs de l’université en écoutant Daniel Roche, c’était alors plonger dans l’effervescence d’une école historique française d’une exceptionnelle richesse, traversée de sensibilités, de partis pris épistémologiques et méthodologiques divers, parfois très opposés mais qui signalaient le dynamisme des recherches, l’ouverture des questionnements. On s’y frottait à ce qu’on appelait alors « l’histoire des mentalités », disons l’histoire culturelle, mais en l’arrimant fortement à une histoire des différenciations sociales et des sociabilités qui portait l’empreinte  de la formation reçue par Daniel Roche auprès d’Ernest Labrousse (1895-1988), historien des conjonctures économiques et du quantitatif, très attentif au jeu des structures sociales.

À nous la liberté ! Lire et travailler avec Daniel Roche (1935-2023)

Image tirée d’un entretien avec Daniel Roche mené par la revue Circé [1] © Circé

Pour qui se prêtait au jeu, mille lectures et occasions de découverte s’offraient dans une bibliothèque où se côtoyaient nombre d’ouvrages et d’auteurs marquants des années 1960-1970 mais aussi les sources, les textes littéraires connus ou moins connus du XVIIe et du XVIIIe siècle, tableaux de moralistes, romans, mémoires et chroniques. Qui dira encore le bonheur de découvrir Paris, Louis-Sébastien Mercier dans une main, Rétif dans l’autre ? Pour apprendre à penser et constituer cette érudition critique sans laquelle on ne peut prétendre faire de l’histoire, il fallait, à son instigation, lire beaucoup et surtout s’efforcer de lire en étant ouvert à de nombreux domaines, aux disciplines voisines (histoire de l’art, études littéraires) et aux sciences sociales, comme la sociologie ou l’anthropologie. Avec ses étudiants, Daniel Roche ne décourageait jamais les curiosités spontanées ; il en encourageait d’autres et préférait l’invention, parfois la clef des champs, aux contraintes des maquettes universitaires. La première condition de la recherche était la liberté, y compris de flâner un peu et d’expérimenter.

En 1978, Daniel Roche avait soutenu une thèse sur les académiciens et les académies de province (Mouton/EHESS, 1978) qui posait les fondements de sa conception de l’histoire sociale et intellectuelle des Lumières, dont son recueil d’articles Les Républicains des Lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle (1988) donne un autre aperçu. Cette histoire s’intéresse aux institutions et aux pratiques de leurs acteurs, aux supports (textes et imprimés) comme aux conditions de leur élaboration, de leur diffusion et de leurs réceptions. Sur ce chantier, il contribue avec d’autres, parmi lesquels Henri-Jean Martin, Roger Chartier, Robert Darnton ou François Furet, au renouveau de l’histoire du livre et de la lecture et il s’intéresse de près, suivant les intuitions de Robert Mandrou, à la littérature de colportage – la fameuse bibliothèque bleue de Troyes – dont il favorise, dans les années 1980, la réédition sous forme de petits volumes thématiques commentés (aux éditions Montalba).

À nous la liberté ! Lire et travailler avec Daniel Roche (1935-2023)

L’histoire socio-culturelle que pratique Daniel Roche ne se réduit pas aux élites puisqu’il souhaite comprendre les phénomènes d’acculturation et d’appropriations propres aux groupes et aux individus suivant un large spectre sociologique. Et puis, « écrire sur le peuple, c’est choisir son camp », affirma-t-il un jour. C’est à ce titre qu’il édite et commente l’autobiographie exceptionnelle, mais aussi les écrits divers – poèmes burlesques et paillards, textes philosophiques ou politiques –, d’un vitrier parisien de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Jacques-Louis Ménétra (Journal de ma vie. Édition critique du journal de Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle, 1982 ; Les lumières minuscules d’un vitrier parisien, 2023).

On peut considérer l’édition de ces textes hauts en couleur comme le complément de l’enquête que Daniel Roche mène dans les archives notariées et publie en 1981, Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle et qui s’attache à décrire concrètement l’évolution des conditions de vie du peuple parisien salarié, du logis au cabaret, de l’école à l’atelier. L’ouvrage s’inscrit dans une « histoire de la culture matérielle », promise à se développer tant en France que dans le monde anglophone et qui s’attache, à travers l’histoire des objets et des consommations, à marier l’histoire de la production des biens aux systèmes de valeurs et de représentations qui conditionnent leurs usages. La publication en 1989 de La culture des apparences. Essai sur l’histoire du vêtement aux XVIIe et XVIIIsiècles en offre une autre illustration magistrale avant que son Histoire des choses banales. Naissance de la société de consommation, XVIIIe-XIXe siècle (1997) ne recueille une plus ample réflexion, mûrie et discutée au sein d’un séminaire EHESS-Paris I qui était le fruit de son compagnonnage prolongé avec Jean-Claude Perrot (1928-2021), sur le moment où la société ancienne s’est progressivement, et inégalement, affranchie d’une culture de la rareté et de la parcimonie.

À nous la liberté ! Lire et travailler avec Daniel Roche (1935-2023)

L’œuvre plus récente de Daniel Roche porte la marque de ces orientations fondatrices tout en renouvelant ses objets d’étude. Au fond, la question est toujours un peu la même : à quelles conditions le changement devient-il possible et comment en rendre compte ? Avec La ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVIIe-début XVIIIe siècle) (2000), livre né d’une enquête sur l’accueil des migrants patronnée par le CNRS, puis avec Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages (2003), il aborde un chantier en plein renouvellement, celui des migrations et des conditions politiques, socio-économiques mais aussi matérielles dans lesquelles elles s’effectuent. Au passage et en interrogeant d’autres sources que celles qui avaient été privilégiées par la démographie historique des années 1960, il bouscule la représentation d’une société traditionnelle stable et confite dans l’immobilité, en montrant la précocité et l’ampleur des mobilités géographiques bien avant l’invention du chemin de fer.

Les trois amples volumes qu’il consacre à La culture équestre de l’Occident, XVIe-XIXe siècle, publiés entre 2008 et 2015, représentent une sorte d’aboutissement et de couronnement d’une vie dédiée à Clio, et plus intimement habitée par la passion de l’équitation. Le cheval, objet historique longtemps délaissé, constitue sous sa plume un observatoire de l’économie et du commerce des villes et des campagnes, mais aussi d’un ensemble de pratiques sociales et culturelles. Les millions de chevaux que compte le royaume déterminent l’activité de nombreux secteurs économiques ; ils sont indispensables au bon déroulement des activités productives et commerciales ; ils le sont aussi à la guerre et de plus en plus au loisir ; ils obligent à penser l’adaptation des villes au flux croissant des véhicules et des marchandises. Autour d’eux s’agrège une foule de métiers et de savoirs, depuis l’élevage et la technologie des moyens de transport jusqu’aux soins vétérinaires. Le cheval cristallise les pratiques ostentatoires de l’aristocrate cavalier comme les représentations du roi de guerre. De nouveau, tout est là : l’économie, la culture matérielle, la trame des usages sociaux différenciés, les représentations et les circulations culturelles. Et puisqu’on ne prête qu’aux riches, Daniel Roche touche dans ses derniers livres à un domaine de l’historiographie qui a aujourd’hui le vent en poupe : l’histoire des animaux et celle de l’environnement.

À nous la liberté ! Lire et travailler avec Daniel Roche (1935-2023)

On aura tôt fait de louer, avec raison, le rôle pionnier des travaux de Daniel Roche, cette manière féconde de faire dialoguer les divers domaines de l’historiographie ou encore l’histoire et les sciences sociales. Ce rôle s’est exprimé tout au long de sa carrière, à travers les postes occupés comme enseignant, « caïman », maître-assistant et professeur des universités, du lycée de Châlons-sur-Marne à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, de Paris VII à la Sorbonne, de l’Institut universitaire européen de Florence à l’EHESS et à la chaire « Histoire de la France des Lumières » au Collège de France. D’une certaine façon, cela n’aurait pas suscité le même effet d’entraînement auprès du grand nombre de ses élèves si Daniel Roche n’avait pas été en même temps un animateur résolu de travaux collectifs, dont ses séminaires, en particulier celui qu’il animait au Collège de France (1999-2004), ont souvent été le creuset. C’est cet esprit qui éclaire son rôle essentiel, aux côtés de Pierre Milza (1932-2018), au sein de la Revue d’histoire moderne et contemporaine. C’est encore cet esprit qui présida à ses engagements syndicaux et associatifs, car Daniel Roche n’hésita jamais à dire ses inquiétudes, ses désaccords et à intervenir sur les dossiers qui intéressaient l’avenir de l’enseignement supérieur et de la recherche, notamment au sein de l’ARESER ((Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche) en compagnie de l’historien Christophe Charle et de Pierre Bourdieu.

Le « progrès toujours possible de l’entendement humain » (Condorcet), auquel Daniel Roche croyait et qui fondait son attachement humaniste aux Lumières, repose sur la conviction que l’on gagne à réfléchir à plusieurs, à mettre en commun ses doutes et ses propositions. La liberté – si chère au vitrier Ménétra qui l’accompagna longtemps – ne se gagne pas seul, c’est une autre leçon des enseignements et du travail de Daniel Roche.


EaN avait rendu compte de L’Europe. Encyclopédie historique, dirigée par Christophe Charle et Daniel Roche, en 2019. L’historien avait également rendu compte dans notre journal de deux livres d’Olivier Jandot et Stéphane Castelluccio.
  1. Entretien vidéo à retrouver en ligne en suivant ce lien. On peut également lire la transcription réalisée par la revue Circé.

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