Il y a une quarantaine d’années, les historiens d’Europe et d’Amérique lançaient sur le marché des idées la notion de culture matérielle. Lecteurs des anthropologues et des sociologues, ils songeaient moins à établir une discipline à part entière qu’à voir, à la suite de Fernand Braudel qui parlait de Civilisation matérielle, comment ils entendaient unir l’intérêt pour les objets, spécimen de culture, et tous les gestes techniques qui accompagnent leur fabrication et leur manipulation, avec ce qu’ils pouvaient dire sur l’ancrage social différencié et sur leur signification symbolique, religieuse et politique. C’était une manière de retrouver des expériences sensibles et des pratiques sociales qui, au-delà des reconstitutions désordonnées des Histoires de la vie quotidienne, permettraient de comprendre, autrement, l’évolution des sociétés et le rôle de la matérialité dans la construction des sujets.
Olivier Jandot, Les délices du feu. L’homme, le chaud et le froid à l’époque moderne. Champ Vallon, 342 p., 27 €
Stéphane Castelluccio, L’éclairage, le chauffage et l’eau, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Gourcurff-Gradenigo, 250 p., 59 €
Deux ouvrages conçus différemment mais dont l’intérêt est identique quant à cette compréhension du passage de ce qu’on peut appeler l’Ancien Régime des consommations, le temps de la pénurie relative et générale, à l’époque de la profusion et de la libération des habitudes, renouvellent notre perception. Olivier Jandot ouvre le dossier des attitudes françaises consacrées au froid et à l’installation de nouveaux objets et de nouvelles attentes en ce domaine. Stéphane Castelluccio reprend l’ensemble des habitudes matérielles, l’éclairage, le chauffage et l’eau pour mesurer l’évolution des différents besoins et le coût des usages concernant les Parisiens. Dans l’une et l’autre démarche, le social et ses mécanismes distinctifs et économiques ne sont pas oubliés mais ils sont, en quelque sorte, placés à l’horizon éloigné des valeurs de la consommation ostentatoire et de l’uniformisation périodique ou générale de la consommation des différents biens, dans l’évolution des styles de vie.
Olivier Jandot fait bien percevoir et sentir la part du froid parmi les innombrables souffrances humaines d’autrefois. Pour toutes les classes de la société, c’est une expérience essentielle qui perdurera longtemps : ma génération se souvient encore des engelures dues aux basses températures et à la mauvaise alimentation des hivers 1940-1945. L’histoire du climat donne à celle des réactions sensibles le cadre qui permet de comprendre l’effet des changements de température. La période moderne est au cœur de ces mouvements qui provoquent, pendant le petit âge glaciaire, l’accroissement des décès hivernaux – l’hiver 1709 est resté célèbre pour avoir tué plus de 100 000 personnes, avec des chutes de température moyenne en dessous de 20°. La possibilité de se défendre contre les écarts et le gel qui paralyse la vie dans les maisons comme dans les circulations de façon saisonnière est limitée par les capacités matérielles. En utilisant de nombreuses sources diversifiées, images, textes officiels, témoignages littéraires, au-delà de ce que pouvaient livrer les études massives fondées sur l’analyse des inventaires après décès supposée connue, Olivier Jandot balise très clairement une évolution que les savants naturalistes et les médecins des académies, des grandes capitales à celles des provinces, peuvent désormais mesurer grâce à l’invention et à la généralisation du thermomètre. L’expérience sensible des températures s’affirme avec cet auteur qui ne renvoie pas aux oubliettes de la vie banale les perceptions corporelles et les façons de décrire la chaleur et le froid, tant dans les situations normales, l’été avec ses chaleurs fréquentes, l’hiver avec ses excès rares, que dans les moments les plus spectaculaires.
Les stratégies de lutte contre le froid sont multiples. La cheminée et son impossible chauffage, que l’on retrouve dans toutes les habitations, en ville, à Paris, dans les campagnes, au château comme dans les chaumières, constitue alors un trait de civilisation essentiel. C’est un moyen polyvalent qui oriente la vie de tous en termes de stratégies défensives multiples, et de la constitution autour de l’individu d’enveloppes concentriques, vêtements spécialisés comme les robes de chambre, habits accumulés pour presque tout et surtout pour sortir ; rideaux des fenêtres – elles-mêmes améliorées et vitrées, ce qui a été décisif en ville –, couches superposées des lits calfeutrés, chaleur naturelle des étables voire de l’entassement des corps. On sait depuis longtemps que le poêle qui assure la chaleur homogène et permet mal de réduire la consommation de bois ne s’impose que lentement. Pour le Peuple de Paris et pour Sébastien Mercier, il apparaît comme une entrave à la civilisation habituelle, liant une endurance spécifique et une imagination esthétique voire psychanalytique caractéristique de l’expérience sensible ancienne de la chaleur et du froid. Le confort aristocratique et bourgeois caractérise peu à peu la mutation, pour le bien-être, soit une mutation des tolérances, soit une modification des exigences d’habitudes. Le triomphe du poêle pour tous s’avère récent et, au terme de l’acquisition de nouvelles énergies parallèlement étendues, le gaz et l’électricité, « le peuple est devenu voluptueux en toutes choses », comme disait Sébastien Mercier. La sensibilité traduite dans les représentations comme dans les objets s’est infléchie de manière décisive.
De ce fait, c’est l’ensemble des manières d’habiter et des façons de vivre qui bouge au cœur de la pénurie, et de haut en bas de la société. Olivier Jandot comme Stéphane Castelluccio invitent à suivre cette lente conversion qui appelle le développement comparé de l’histoire des systèmes techniques appropriés, celle de leur avancée comme celle de la diffusion précise des changements et de leurs obstacles. Les techniques du quotidien doivent désormais constituer un front de l’histoire de la culture matérielle des différents pays européens. Dans le Paris des Lumières de Stéphane Castelluccio, on retrouve tous les éléments des manières d’habiter perçus dans la synthèse d’Olivier Jandot en matière de chauffage. Ils sont toutefois explicités autrement, par le recours aux sources massives, les inventaires, intervenant d’ailleurs plus comme illustration de cas exemplaires, les archives de la Maison du Roi abondantes et précises, riches en détails distincts et explicites sur les usages. Leurs indications pratiques sont souvent applicables aux particuliers. Le recours aux traités d’architecture est ici particulièrement utile car ils exposent les procédés techniques mais aussi des jugements de valeur et des commentaires historiques révélateurs des choix possibles dans la vie générale. Enfin, les images, souvent superbes, mettent en valeur faits de la réalité et significations symboliques et sociales des représentations quant à l’atmosphère générale par la présence des objets et des utilisateurs.
Le bois, ses provenances, ses commerces et ses commerçants, son encadrement administratif, ses quantités potentielles et consommées – que de nombreux inventaires permettent d’évaluer – demeure un enjeu majeur pour les édiles et un objet de revendications et d’inquiétude pour les Parisiens. Il reste dépendant des événements météorologiques qui règlent la demande collective et l’offre des marchands dépendant de la Seine. Il est faiblement concurrencé par les charbons de terre et de bois. Avec eux, il contribue aux besoins pour trois usages essentiels : le chauffage et la lutte contre le froid ; la préparation des aliments ; le travail de nombreux métiers, de la forge à la boulangerie. Pour tous, c’est un élément essentiel des budgets comme des débats sur la santé qui, avec le développement des manufactures et des ateliers, s’interrogent déjà sur la pollution croissante. L’accroissement de la consommation est général et, avec la hausse des prix, celui de la dépense. La multiplication des foyers et la permanence accrue de leur mise en route témoignent de la richesse des propriétaires. La demande annuelle a doublé en quantité en un siècle et la dépense d’une famille d’un petit ménage – 24 livres par an vers 1690 – a doublé aussi – 44 livres vers 1780. Un hôtel aristocratique brûlait plus de 1 300 livres au début du siècle, et sans doute entre 2 000 et 6 600 à la fin. Versailles est certainement en tête de tous les consommateurs, sans économie : plus de 200 000 livres chaque année. La lutte contre le froid y progresse à grands frais.
De la même manière, Castelluccio décrit et illustre l’entier système des eaux qui organise l’approvisionnement et les consommations de Paris. Ce système répond de justesse aux besoins d’une population accrue et correspond au principe de l’accès libre et gratuit à l’eau pour tous. La municipalité a réussi certainement à fournir à tous les Parisiens un minimum et surtout une garantie de qualité. Comme pour le bois, l’abondance reste réservée aux riches et à quelques centaines de familles qui ont accès aux concessions publiques. La stabilité caractérise l’offre portée par les multiples puits, le captage aux fontaines ravitaillées par les aqueducs et les pompes, les tentatives des frères Périer pour fournir avec leur machine à vapeur un supplément limité. Avec moins de 8 litres par jour et par personne, les besoins de la population sont satisfaits mais la qualité des eaux reste sous surveillance. Ceci explique l’attention particulière portée à la bonne marche des puisoirs de la Seine, à celle des fontaines et, surtout, à la police des porteurs d’eau qui ravitaillent les bourgeois chez eux, comme aussi à la réitération constante des ordonnances municipales. Celle-ci prouve moins, à mes yeux, l’impuissance des autorités à imposer leur autorité que la constance d’un intérêt pour discipliner l’approvisionnement et rassurer la population, par là même policée. Leur effort n’a pas été vain, comme le montre le déplacement de l’intérêt médical vers les conditions domestiques du stockage, l’apparition des eaux minérales ou d’origine surveillée (les eaux royales de Ville-d’Avray par exemple), l’appel aussi à la transformation des fontaines. L’ensemble révèle un univers de consommation adapté à des techniques d’usage peu gourmandes. Lessive, cuisine, toilette sont celles d’un temps qui ignore l’eau courante. Chez les particuliers, riches et modestes, comme chez le roi, Castelluccio suit la diversification lente des ustensiles et des habitudes, de la salle à manger à la salle de bain rare, qui contrastent avec les jeux d’eau spectaculaires des demeures royales, affirmation à Versailles ou Marly d’une esthétique politique perdurant lors de tous les siècles. Un choix d’adaptations des techniques au projet parfaitement réussi – que l’on songe à la Machine de Marly – sera réorienté au XIXe siècle vers l’aménagement urbain et le nettoyage de la ville délétère ancienne (S. Barles).
Entre l’espace public et l’espace privé, les problèmes de l’éclairage sont suivis de façon analogue mais Castelluccio n’a fait qu’effleurer indirectement le problème de l’éclairage urbain collectif. Son apport est concentré sur l’étude des moyens privés, ceux des combustibles et des matériels en usage dans les familles et que proportionnent les capacités et les rythmes temporels. Le marché est ouvert, avec les huiles végétales ou animales vendues par les huiliers et les épiciers, les suifs récupérés dans l’abattage animal par les bouchers pour les chandeliers, les cires nécessaires aux bougies vendues par les épiciers et fabriquées par des ciriers, comme les flambeaux, les terrines, les torches et les biscuits des théâtres. Des manufactures se sont développées en banlieue, en province, mais la demande fait appel aussi aux importations, surtout des matières premières étrangères. À Antony, une manufacture, étudiée ici dans le détail, fournit un exemple de succès rapide jusqu’à la Révolution, et aussi d’organisation technique et commerciale caractéristique d’un secteur porté par la diversité sociale parisienne. Les prix règlent les choix en partie. L’huile est plus chère que les chandelles à meilleur marché, la cire, déclinée sous des qualités diverses, blanche, jaune, coulée, moulée, filée, est plus coûteuse suivant la taille des bougies et des utilisations. Au total, les lampes à huile sont moins nombreuses dans les appartements que dans les églises et les rues ; les chandelles moins coûteuses sont moins réputées pour les intérieurs que pour l’éclairage public ; les bougies sont recherchées pour l’Autel comme pour le Louvre, et la cour s’approvisionne chez les Pean d’Antony comme de nombreux couvents, des paroisses importantes, une part notable des cours souveraines. À chaque catégorie d’éclairage correspondent ses supports dont le nombre et la qualité varient, du bougeoir au « bras de lumière », des flambeaux aux lustres. Bois, métal, travail plus ou moins recherché, construisent une gamme d’objets plus ou moins décoratifs et une capacité d’éclairage plus ou moins efficace. Chez le roi règne la lumière sous toutes ses capacités et la récupération des morceaux de bougie est à elle seule un petit commerce apprécié ! Un règlement précis organise d’ailleurs allumage et extinction quotidiens. La lumière marque le faste royal et la hiérarchie du prestige, la différence entre le quotidien et la fête. Bals et festins royaux, représentés ici par Moreau le Jeune ou Lepautre, illustrent le rôle essentiel et éphémère de l’éclairage dans un univers de la magnificence. À Paris, toutefois, les bougies demeurent un luxe que les plus modestes ne peuvent se permettre fréquemment ; il leur reste les chandelles de suif.
Avec les délices du feu, avec l’éclairage, le chauffage et l’eau, nous disposons pour la période moderne, âge de la rareté et de la pénurie, âge des dépendances vis-à-vis des contraintes naturelles encore maintenues, d’un dossier de références cohérentes suffisant pour nourrir la réflexion sur l’évolution historique de l’appréciation des niveaux de vie. Les notions de confort, de luxe, voire de civilisation, y sont présentées avec des écarts sociaux lisibles, avec les objets que l’on retrouvait dans les inventaires et dont le XVIIIe siècle a vu le nombre s’accroître en même temps que s’affirment sensibilités nouvelles, exigences plus fortes, ouverture sur le monde. On retiendra parmi les questions ouvertes le départ possible d’une interrogation double, celle de l’action différente entre les sexes que l’analyse des successions et des métiers annonce mais que l’on peut retrouver dans l’éducation à la vie familiale et aux sociabilités dans l’effervescence urbaine des Lumières ; celle des pratiques matérielles quand production, distribution et consommation fonctionnent de façon unitaire. Les produits ici analysés ne sont pas créés, distribués et consommés de façon identique. C’est à travers un rapport au corps, avec une approche des techniques de fabrication et de diffusion, avec une attention portée plus encore aux objets dans l’action, que l’on connaîtra mieux la construction des identités sociales et individuelles anciennes. L’étude des catégories intermédiaires, les domestiques par exemple, les enfants, certains métiers, ceux du vêtement, ceux de l’hospitalité entre autres, peut permettre de comprendre l’incorporation sociale des contrastes fondamentaux de la vie ici présentée ; le chaud et le froid, le sec et l’humide, l’obscur et la clarté, n’ont été que très récemment et profondément modifiés au terme d’une révolution invisible qui a transformé nos manières d’habiter et de vivre. Olivier Jandot et Stéphane Castelluccio ont, chacun à sa manière, travaillé à la compréhension de cette interrelation des hommes et des objets : une culture matérielle définie par des pratiques.