« Je te laisse, l’ethnologue est arrivée. » La moue de son visage, le ton cotonneux de l’officier à l’accueil, ne sont guère encourageants lorsqu’on espère séjourner dans un espace clos. « Ici, c’est une prison village, tout le monde se connait », lance-t-il comme pour dire qu’il est inutile de chercher à ruser. « Vous serez toujours accompagnée », ajoute-t-il. Les genoux tremblants, les mains en plâtre, notre ethnologue avance à reculons devant l’avertissement hostile. Dans ce cadre serré à souhait, Chantal Deltenre, chargée en 2016 d’une mission d’observation ethnographique d’un mois au « Camp Est », la prison de Nouméa, nous livre ses émotions et ses sentiments ; elle déborde parfois de colère.
Chantal Deltenre, Camp Est. Journal d’une ethnologue dans une prison de Kanaky Nouvelle-Calédonie. Anacharsis, coll. « Les ethnographiques », 224 p., 16 €
C’est que les prisons envoûtent et dégoûtent à la fois. Parce qu’on ne sait pas ce qui s’y passe concrètement, elles provoquent fantasmes, clichés, une certaine honte qui nous fait détourner la tête. Comment savoir ce qui se passe derrière ces murs épais puisque personne n’y met les pieds en dehors des experts d’une journée, le contrôleur général des lieux de privation de liberté ou quelques aumôniers contraints au silence ? Et que dire lorsqu’on est à 12 000 km de la métropole ?
Alors Chantal Deltenre nous livre son journal de bord : trente journées, très précisément, à piétiner dans les couloirs du Camp Est, rendu tristement célèbre par ses prisonniers politiques d’Algérie, arrêtés lors des révoltes de 1871, déportés et contraints de rester en Nouvelle-Calédonie après avoir purgé leur peine. Sur les 19 hectares d’une presqu’ile aux abords de la mer près de Nouméa, le centre pénitentiaire amasse femmes, hommes, mineurs, prévenus et condamnés, quelle que soit la durée de la peine, en suivant six régimes de détention différents.
Tout le monde se connait ? En effet, dans chaque mouvement, couloir, croisement, courette, on s’interpelle et on s’adresse message ou grimace, coup d’œil noir ou sifflet, suivant des lignes de partage implicites auxquelles l’ethnologue n’accèdera pas facilement.
À piétiner, mise à l’écart dans un bureau, supportée dans une réunion, toujours accompagnée d’un ange gardien, Chantal Deltenre attrape des scènes, des interactions, des jeux de piste des jeunes détenus, pour s’éviter accusations, déshonneur et autres partitions. On découvre très lentement que la hiérarchisation informelle des infractions ne s’opère pas entre les braqueurs, les « politiques » ou les criminels (comme en métropole) mais sur une tout autre échelle, celle des communautés qui prend en compte l’ethnicité (Wallisiens et Kanaks), les partitions territoriales (les anciens sites miniers et les communes liées aux événements politiques).
Une petite géographie des « infamies » se dessine, les quartiers honteux, les familles indignes, les mauvais coups en mémoire. Du greffe à la cuisine, de l’infirmerie au service d’insertion, du cours de français à la commission disciplinaire, nous sommes plongés dans les souterrains des humiliations, des menaces et des petites terreurs intimes. « Tout le monde se connaît », c’est sans doute là une charge morale et mentale des plus élevées ! Comment se défaire de cette réputation qui dégrade, salit et avilit ? Chantal Deltenre refuse de faire des liens entre l’histoire coloniale et pénitentiaire de l’ile et le présent du centre de détention. De même, elle se tient à distance du supposé grand écart entre le droit coutumier des chefferies – dont seraient exclus ces jeunes – et le droit français qui ne serait pas compris par ces derniers. Le croisement des droits internes et externes fonctionnerait comme une tenaille, ou disons un dénoyauteur.
Et pourtant, le temps long frappe à la porte. Ce qui intrigue l’enquêtrice, ce sont les suicides successifs dans le quartier d’isolement et le quartier disciplinaire. « Plusieurs personnes m’ont présenté ce quartier comme le plus délabré de la détention, là où l’ancien bagne ressurgit, le quartier oublié » (d’où le nom, « l’ile de l’oubli »). À entendre les chuchotements de la secrétaire, « ce n’est pas un hasard si la majorité des trente suicides au camp Est pendant les treize dernières années ont eu lieu ici ». Elle sous-entend que les murs noirs de l’ancien bagne sont là, si sombres, maculés de traces douteuses, de ces morts par pendaison si chargés de mémoire. La veille de sa mort, « Jonathan lapait de l’eau dans une flaque d’eau au sol », entend-elle. « Ici, c’est une prison village, tout le monde se connait », lui répète encore un officier ; mais cela n’empêche pas les suicides, susurre l’ethnologue, qui a entendu plus d’une fois lors des auditions de détenus cette étrange question : « tu as encore des idées noires ? ».
Oui, ils ont des envies de mourir, et Chantal Deltenre l’entend, le voit aux très nombreuses scarifications, cicatrices, entailles, coupures, qui parcourent les bras, le cou et le visage. La journée à l’infirmerie confirme la force des automutilations : « Ils n’hésitent pas à se planter un rayon de ventilateur dans le ventre, la main ou le pied, ce qui provoque des plaies profondes et une perte de sensibilité aux membres ». L’infirmière est à bout. La psychologue est en arrêt maladie pour six mois.
Chantal Deltenre quitte ce bloc pour rejoindre la réunion d’incidents. Et ça recommence ! Encore une tentative de suicide ce week-end ! Le détenu a avalé une boite de médicaments. L’officier d’astreinte n’a pas prévenu la direction. Le médecin est furieux. On le conduira à l’hôpital lundi. « Si vous saviez combien j’en ai décroché, des pendus couchés ! murmure son voisin officier, on en sauve plus d’un par semaine, et on n’en parle jamais ! Le même détenu, parfois dix fois de suite, le lacet aux barreaux du lit ! » Autre incident : un jeune en semi-liberté veut retourner voir sa mère et demande son argent pour prendre le bus. Le mandat n’est pas arrivé. Il donne un coup de pied à la voiture de l’association de réadaptation. Il est aussitôt réincarcéré. « Mauvais détenu, mauvais citoyen », commente l’officier.
Comment échapper au déshonneur et à l’infamie quotidienne, s’interroge l’observatrice, comment interpréter toute cette dépression générale qui plombe le lieu ? Car elle entend tant de récits d’exclusion des familles des communautés kanaks, tant de refus des chefferies de réintégrer ces jeunes dans la communauté, tant de gloses sur le poids de l’histoire de cette ile dépotoir, une chaîne d’enfermement sans fin ! Or, ce sont en grande majorité des jeunes de moins de trente ans qui sont incarcérés pour de simples vols, des violences et des conduites sous l’emprise d’un état alcoolique. Tout ça pour ça ?
Dans les cuisines, c’est l’effervescence. Des jeunes y travaillent et parlent au chef. Ils en ont marre du riz, du riz, encore du riz. La commission alimentation est très fréquentée, pour débattre des menus : « Qui est d’accord pour l’ail, et l’oignon frais avec la purée ? Pour changer du riz quotidien, qui serait preneur de pâte ? – Oh oui, des coquillettes ! – Et du Tabasco ? » C’est le seul lieu où les jeunes sont pris pour des cuisiniers, de sorte qu’ils parlent horaires, hygiène, compétences techniques et goût. Les plats à l’honneur, poulet frites. « On va attaquer le manioc, l’igname et le poisson. Sans oublier les bananes ». On croque, on mord à pleines dents, on se régale à préparer les repas. Dans ce contexte, les paroles circulent librement sur le « manger », les menus, un grand moment. Cette fois, nous y sommes, l’ethnologue a trouvé le lieu où les voix se font entendre, où les yeux pétillent devant les légumes à éplucher. « Pendant que je discute avec le responsable, une odeur de chou envahit toute la cuisine : un auxiliaire fait bouillir du chou kanak récolté dans le vaste jardin potager à côté de la cuisine. » Cultivé par des auxiliaires (détenus), le potager attire de nombreuses demandes de formation des autres prisonniers. La restauration attire les estomacs. Se régaler fait parler. Se caler les joues rend bavard.
Mais c’est l’avant-dernier jour, il est presque trop tard. Le journal va se fermer prématurément. Chantal Deltenre s’en va. L’infirmière l’attrape par l’épaule pour un rien. Juste pour parler. Elle s’inquiète de la quantité de compresses de coton utilisée par les jeunes, elle ne voit pas pourquoi. Silence. Et soudain, « je vois, c’est le toucher », dit-elle, « c’est pour la douceur. Entre la main et la peau, la compresse fait caresse », avant d’ajouter : « c’est ainsi qu’ils se reconnectent au présent, qu’ils se recentrent ».