Jeanne d’Arc tendance MeToo

Nombre d’écrivains se sont saisis de la figure de Jeanne d’Arc et ont raconté son épopée. Guillaume Lebrun le fait d’une manière provocante, ludique et drôle, inventant des modalités de récit anachroniques et une langue d’une puissance formidable. Insolent en diable, il nous offre un roman historique version féministe très original, qui emporte vraiment.


Guillaume Lebrun, Fantaisies guérillères. Christian Bourgois, 320 p., 20,50 €


Fantaisies guérillères est un oxymore violent non identifié, entre l’humour potache et le manifeste féministe [1]. Le récit de l’épopée de Jeanne d’Arc, revue et corrigée par Guillaume Lebrun, se partage entre deux narratrices, Yolande d’Aragon, belle-mère du futur Charles VII, et l’une de ses créatures, Jehanne numéro douze, celle qui sera promue au rôle de prophétesse divinement élue. Jehanne numéro sept, aspirante chroniqueuse, est chargée d’inventer la biographie de l’héroïne, « façonnage du boniment à clampins », Domrémy, moutons, enfance pieuse et tout le toutim.

Guillaume Lebrun, Fantaisies guérillères En attendant Nadeau

Portrait sur bois de Jeanne d’Arc © D. R.

Lebrun n’est pas le premier à soupçonner un complot royal derrière l’aventure de la Pucelle. Divers historiens, de Philippe Erlanger à Colette Beaune, l’ont déjà fait, et orienté les soupçons vers Yolande. Avant même Voltaire, Enea Silvio Piccolomini, le pape Pie II, suggérait que Jeanne était le produit d’une ruse de la noblesse française. Autant que cette révision de la légende, l’originalité de Lebrun, et l’insolence annoncée en quatrième de couverture, tiennent au langage de ses narratrices. Toutes deux emploient le même sabir moyenâgeux, inventif, truffé d’argot français et anglais, d’allusions érudites, de détournements grammaticaux, de verlan. Seul le Dauphin se distingue avec un parler d’ado bien d’aujourd’hui. Quand, curieux, on google « pournillade », on obtient : « Il semblerait qu’il n’y ait aucun résultat pertinent associé à votre recherche. » Les mots valise n’en sont pas moins éloquents : « balbouinants », « orgieneries d’amour », ou encore « ils me pénispliquaient à qui mieux mieux », qui doit signifier quelque chose comme prendre la peine d’expliquer avec une condescendance toute masculine.

Yolande tient les hommes de son entourage pour de parfaits crétins. Signe majeur de leur bêtise, ce sont des détraqués du goupillon, ils croient au bon Dieu et à ses bullshiteries. Elle-même n’y a jamais cru, pas plus qu’au Diable. « Rien, absolument rien au niveau du dark side », voilà une révélation qui l’emplit d’une joie immense : « Péchez tant et plus, rien ne se passera ! » Elle ne s’en prive pas. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir elle-même des hallucinations, à la manière d’une mystique. Yolande s’est déjà autoproclamée devineresse, histoire de se faire respecter par tous ces nutjobs. Les Anglais sont partout et le chaos règne en France lorsqu’elle prend les choses en main. Elle est du parti des Armagnacs par mariage mais, si l’affaire tourne mal, elle se fera Bourguignonne. Sa gamme de modèles féminins est éclectique, de Sémiramis à Christine de Pizan (avec un z, please, sa famille vient du village de Pizzano, pas de Pise). Sans état d’âme, elle liquide les deux fils aînés du roi, puis empoisonne son mari, Louis II d’Anjou, et obtient la régence de ses quatre royaumes. Quand Louis III appelle à l’aide sa Mum, elle lui répond « Sweetheart, nous ne sommes ready nenni ».

Fantaisies guérillères, de Guillaume Lebrun

C’est alors qu’un message du seul vrai Dieu, son Maître, lors d’une vision apocalyptique, lui inspire la méthode pour assurer l’avenir de sa progéniture. Depuis des années, « une Grande Prophétie annonce que le royaume sera sauvé par une bielle et vaillante et vierge Guérillère » : elle promet à la cour désemparée de recruter une quinzaine de jeunes paysannes et de les préparer dans le plus grand secret à cette mission. Toutes auront nom Jehanne, celle qui survivra et récoltera la mise sera la plus féroce. La douzième se signale bientôt comme une tache huileuse, « plus souillée que le trône de France, le cheveu fol et l’œil louche ».

Yolande a beau maltraiter celle qu’elle surnomme Jehanne la Pourcelle, la petite qui en a vu d’autres lui voue une passion sans réserve, copie des poèmes que la reine déchire sans les regarder, et s’affirme comme la plus apte à la mission projetée. Le programme d’étude comprend l’enseignement des bielles-lesttres, l’histoire de l’hystérie religieuse, la simulation de la transe, l’art de la guerre à travers le monde, l’initiation à l’esgorgement, aux arts martiaux et aux tactiques militaires, avec confessions facultatives le samedi, et tous les jours de 12h à 13h30, ripailles (le dimanche de 12 à 17h). Une des Jehanne meurt de la suette, trois ne survivent pas à l’hiver, les villageois échauffés par les prêtres de l’Inquisition en tuent d’autres et sont exterminés en représailles par Jehanne douze qui a revêtu l’armure de Brunehaut. Quand le prêtre-chef d’Inquisitio la supplie de l’épargner, promettant de se convertir à Satan, Jehanne le découpe net en six morceaux. Au retour de Chinon, Yolande la découvre en train de dévorer la chair des cadavres fumants. Condamnée à l’isolement, la numéro douze devra suivre le chemin de croix du Christ, tout factice soit-il. Des guérillères défuntes la visitent dans sa nuit et lui parlent des Autres Mondes. Après une longue pénitence, et avec l’aide des trois Jehanne survivantes, qui lui répètent en douce ce qu’on leur enseigne en classe, la numéro douze est prête pour le départ. La mission a été bien préparée, tous sur la route vers Chinon sont de connivence, et Jehanne est prévenue que le roi qu’on lui présentera sera un leurre, à elle de découvrir le vrai.

Fantaisies guérillères, de Guillaume Lebrun

Guillaume Lebrun © Mathieu Rolland

Après quelques concessions à l’histoire conventionnelle, l’entrevue de Chinon, l’épée de Fierbois, un clin d’œil au « sire Pastoureau » qui devrait ajouter un âne à son bestiaire humain, Jehanne marche sur Orléans. Seule, car les soldats craintifs l’abandonnent, et guidée par une Voix qui lui commande d’attaquer. Une horde de fantômes féminins la rejoint, le voile des Réalités se déchire le temps d’un épisode fantasmatique, les Anglais hurlent à la sorcellerie, puis le voile se remet en place. Jehanne n’a pas de mots assez durs pour les Englishes et la « curaille d’abbaye ». L’énorme massacre la fait gémir de plaisir. Yolande craint qu’elle ne se prenne à son propre jeu et verse dans la nutjoberie. Orléans dans sa propre vision est le Nœud de la Grande-Jonction, la Clé du Livre des sortilèges dissimulé au cœur du Nœud. Mais tous ceux qui touchent Jehanne basculent avec elle dans le Monde suivant, où Yolande découvre qu’elle s’est fourvoyée, son Maître n’était qu’un usurpateur de plus, un faux dieu. La petite armée résistante entre en lutte contre le Néant de la Beste, rejointe par des femmes surgies du Livre gravé sur le corps du mystérieux Abdul. Même l’infâme Isabeau de Bavière prend place dans leurs rangs. Elles apprendront à voyager dans les interstices des mondes en apprenant à maîtriser les pouvoirs dissimulés en elles. Un combat épique se déroule sur plus de vingt pages dans une boucle de temps suspendu, avec toute la boucherie et les effets spéciaux d’un film gore particulièrement visqueux.

De l’œil entaillé du Monstre, des nuées d’âmes emprisonnées depuis des millénaires s’enfuient. Une fois la victoire remportée, les Guérillères forment « une grande ronde de sororité », avec accolades, rires, « psalmodies dans leurs langues rendues en Babel », et « belles promesses de revoyure ». Quant à Jehanne, elle se déclare « Au-dessus du lot genré, toujours Hautement Irrécupérable, Heureuse, Vivante ». Ces amazones plus ou moins célèbres sont rassemblées dans un écrit de Yolande, Nouvelles Vies parallèles des femmes illustres, reproduit à la fin des Fantaisies guérillères. Également offert en appendice, le texte des poèmes que Jehanne adresse en vain à Yolande, extraits de l’œuvre de la grande troubarde Marie-Claudette de Charlemagne – pour les non-initiés, Céline Marie Claudette Dion, née à Charlemagne, Québec. Dernier rebondissement, dernier tour de passe-passe ; « Et l’Histoire se remit gentiment en branle. » Sans surprise, Charles VII le cancrelat abandonne Jehanne « comme Père abandonne Fils en croix ». Au fait, la Yolande historique ne semble pas non plus avoir levé le petit doigt pour la sauver. C’est à la toute fin que s’éclaire la double signature de la Note en exergue à l’attention des moines copistes : « Aucune protestation de votre part concernant la véracité de ce récit ne sera prise en compte. » Le deuxième roman de Guillaume Lebrun va-t-il confirmer ses dons, trouver de nouvelles cibles à son humour, errer dans les brumes de mondes alternatifs ? On attend la suite avec intérêt et sympathie.


  1. Monique Wittig avait publié, en 1969, Les Guérillères chez Minuit.

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