Les sons d’une époque

Des sensations fugaces, des chansons, des livres : tels sont les « morceaux » qui constituent la vie de Patrick Varetz, qui publie Nu-propriétaire. Selon la formule de François Truffaut, cité en épigraphe, ces morceaux ne se joignent pas. À moins d’écrire, de jeter des passerelles entre eux, de trouver l’ordonnance, la phrase qui permettra de donner une cohérence, voire un sens, pour ne pas entièrement disparaitre. C’est l’un des objets de ce roman.


Patrick Varetz, Nu-propriétaire. P.O.L, 272 p., 20 €


Patrick Varetz puise dans une existence chahutée, parfois douloureuse, la matière de son œuvre. Bas monde tournait autour du couple parental : père faible et brutal, mère presque folle ; violence quotidienne, dont l’enfant est témoin. On lui raconte que, lorsqu’il était bébé, on le faisait dormir et le transportait dans une boîte à chaussures. L’écrivain pourrait écrire cela en naturaliste ou en réaliste, avec le pathos qui sied. Il prend un tout autre chemin.

Ses autres romans le mettent en scène sous le nom de Wattez. Ici, le « je » semble désigner l’auteur. Ça n’a pas grande importance. Roman, autofiction ou autre, on lit. Un écrivain, ce sont des motifs, des lignes, un peu comme ces fils que l’on suit, voyageant en train, et qui semblent tisser un parcours. À diverses reprises, le narrateur est dans un wagon, regarde par la vitre et compose. Vers la fin du livre, il a fait le choix de la prose : « Si je reconnais encore à la poésie le droit de s’affranchir de la phrase, je compte bien – pour le reste – emprisonner mon existence dans le carcan des mots, afin qu’elle puisse se lire comme un tout, et si possible comme un roman. »

Nu-propriétaire est l’histoire d’un homme qui a décidé d’être écrivain. D’abord pour échapper à l’inévitable : « Nous allons tous disparaitre. Sans doute disparaissons-nous déjà, et c’est pour cela qu’il est doux de ralentir le cours du temps, à seule fin de pouvoir nommer toutes ces choses qui se précipitent à notre rencontre (jusqu’à envahir notre mémoire dans l’intention maligne de s’y faire oublier) ». On le découvre dès les premières pages, jeune homme fumant avec celui qu’on appelle le diable et abusant de psychotropes. Tous deux écoutent une chanson de Neil Young : « Cortez the Killer » est, avec la lecture du Yi King, le motif dominant de cette année 1976. Patrick ne fait rien sinon lire. Il a été reçu à l’école des Beaux-Arts de Lille, sa ville d’adoption, mais a renoncé aux études. La rencontre avec Gaston Criel, serveur de bar et écrivain, le met sur la voie de l’écriture, dans ce qu’elle a de plus bousculé. Puis la lecture de l’hexagramme 57 du Yi King, « le doux, le pénétrant, le vent », est un pas sur le chemin qu’il ne quittera plus.

Chaque chapitre du roman est daté, entre 1959 et 2011. Un prénom féminin, celui de la compagne d’alors, donne un repère. À quoi s’ajoutent un titre de chanson et un titre de livre. Ainsi, Arlette, qui s’occupe de lui, donne son titre au deuxième chapitre et elle est associée à « C’est beau la vie », chantée par Isabelle Aubret. Patricia est la femme qui revient. Sa présence comme son absence sont bouleversantes, tenant à l’infime, au presque rien. La blancheur de sa robe, son goût pour la musique, son travail auprès de l’archéologue Françoise Claustre enlevée au Tibesti (nord-ouest du Tchad), sa fragilité, sa fin : tout est lumineux.

Nu-propriétaire, de Patrick Varetz : les sons d'une époque

Patrick Varetz (2017) © Jean-Luc Bertini

Mais si l’on parle de lumière, l’épisode consacré à Arlette est sans doute le plus beau du roman. Tout y est sensation. Le narrateur retrouve les perceptions de l’enfance. Il a deux ans, et Arlette est sa nourrice : « En nous, tout devient prétexte à figer les instants. Le frémissement d’un drap, la stridulation mécanique d’une armée de criquets, l’odeur presque animale de la résine, la chaleur dégagée par les blés, l’humidité de l’argile que l’on a creusée ou encore l’acidité de la chair à la pointe d’un téton. » Varetz redevient l’enfant qui perçoit, avant que la parole n’existe, en une sorte d’Éden.

En lisant Varetz, on s’arrête à ces détails ou ces motifs qui reviennent. Le toucher du nylon, la sensation d’un drap empesé, l’étroitesse de l’espace souvent mal chauffé, voire glacial, dans lequel vivent les amants comme a vécu l’enfant qu’il était, ces 30 m2 qui paraissent être la mesure de tout lieu. Sauf quand Patricia et lui habitent Perpignan, dans un vaste appartement qu’ils squattent parce que les deux sœurs qui possèdent l’immeuble ne réclament pas les loyers. Et puis, propre à son écriture, l’usage de la parenthèse. Jean-Philippe Toussaint en use ironiquement. Varetz l’emploie avec plus de gravité, comme recours ou point d’aboutissement d’une réflexion : « seules les parenthèses de l’écriture m’autorisant désormais, pour l’espace chaque jour de quelques heures, à m’extraire du corset où l’obscurantisme de la peur m’a relégué ». Osons une hypothèse : et si la parenthèse était au texte ce que la boite à chaussures avait été pour l’enfant ?

Les chansons comme les livres donnent le ton ou tracent le parcours : Neil Young, Isabelle Aubret, David Bowie ou les Talking Heads restituent le son d’une époque, d’une relation, mais les textes des chansons disent mieux que tout un moment dans l’existence. Ce qu’écrit Ian Curtis, le parolier et chanteur désespéré de Joy Division dans « The Eternal », c’est ce que le narrateur n’a pas pu ou voulu voir : « Nous possédons tous une tache aveugle au fond de l’œil, et je fuis quant à moi quelque chose qu’il m’est impossible de nommer, lié à mon enfance et à mon adolescence (et donc à mes parents), un trou noir qui aspire toute la violence et toute la folie qui constitueront, à quelque trente ans de là, le matériau principal de mes premiers livres. »

L’écriture de Patrick Varetz est, dans sa sinuosité désormais contrôlée, le produit d’une longue quête, d’une évolution qui partait sans doute de sa lecture de Henry Miller. Plexus est comme une explosion. Il essaie de s’en expliquer auprès de Patricia : « Je ne crois pas à la technique, aux plans que l’on échafaude avant de se lancer. Il suffit de lâcher la bonde à son appétit de vivre, parfois à sa colère, pour trouver aussitôt la forme, le rythme, et la continuité qui s’imposent d’eux-mêmes ». Dans une des parenthèses si précieuses qui ponctuent son roman, le narrateur dit compter sur « la logique secrète des associations d’idées pour avancer ». Ce roman en est une possible illustration.

Mais écrire est aussi lire. Chaque livre tiré de la pile qui remplit son petit appartement constitue une étape du parcours fait d’épiphanies et de vertiges. À la clarté du moment d’enfance auprès d’Arlette, à la découverte, enfant, de la sexualité presque joyeuse auprès de Mariette, fait écho la relation avec Mimi, « fille un peu sale, et trop lourde » avec qui il côtoie des abimes, connait la jalousie. Elle est « Dirty », héroïne du Bleu du ciel de Bataille, presque l’opposé de Patricia la taciturne, la dormeuse endormie qu’il imagine dans son premier roman, jamais édité. De même que Mariette était associée à un roman érotique publié sous pseudonyme par Pierre Mac Orlan. Les livres, la musique, l’amour ou les tentatives d’aimer. On comprend mieux, en tournant la dernière page, pourquoi Patrick Varetz cite Truffaut. On imaginerait plus sauvage que l’auteur des Deux Anglaises et le Continent ou de La chambre verte. Mais il y a aussi, chez l’auteur de Nu-propriétaire, qui n’a « rien su posséder de ce côté-ci du monde », une forme de douceur et de sagesse.

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