Dans le parc d’attréaction

Deux historiennes et deux historiens passent au crible le célèbre parc d’attractions vendéen à thème historique qu’est le Puy du Fou. Bilan : mêlant allègrement histoire et fiction, sans jamais offrir à leur public les outils pour les distinguer, les spectacles ignorent superbement la méthode critique nécessaire à la pratique de l’histoire. Pire, ces séduisantes falsifications offrent le cheval de Troie parfait à une propagande réactionnaire.


Florian Besson, Pauline Ducret, Guillaume Lancereau et Mathilde Larrère, Le Puy du Faux. Enquête sur un parc qui déforme l’histoire. Les Arènes, 208 p., 18 €


L’intérêt des historiens pour le Puy du Fou n’est certes pas nouveau : dès les années 1980, Jean-Clément Martin et Claude Langlois ont dénoncé la réécriture contre-révolutionnaire de l’histoire par le parc vendéen. Depuis l’essor des « historiens de garde » tenants du roman national dans l’espace public, les historiens n’ont cessé d’alerter contre l’instrumentalisation de l’histoire mise en œuvre sous la houlette du millionnaire royaliste, soutien actif d’Éric Zemmour et propriétaire du parc, Philippe de Villiers. Le point d’orgue fut atteint en 2016 quand Villiers prétendit avoir acquis une bague ayant appartenu à Jeanne d’Arc et dont la communauté historienne, William Blanc et Christophe Naudin en tête, questionna sérieusement l’authenticité.

Le Puy du Faux : enquête sur le Puy du Fou, un parc d'attréaction

Reconstitution d’une bataille médiévale au Puy du Fou (2013) © CC4.0/Pierre-André Leclercq

La dilatation du parc, de ses infrastructures et des périodes abordées (pas moins de 16 spectacles), ainsi que son succès auprès du grand public (plus de 2 millions de visiteurs par an), justifient une étude plus approfondie qu’une tribune ou une interview radiophonique. Voici donc nos quatre universitaires en route, « par un matin d’août pluvieux », pour trois jours de spectacles, de photos et d’annotations frénétiques. De l’histoire de terrain : l’exercice est assez nouveau, en particulier pour des historien.ne.s spécialistes de périodes éloignées de plusieurs siècles, pour exiger une méthodologie nouvelle. Le premier parti pris est celui d’une recherche collective : quatre historien.ne.s, deux hommes et deux femmes, respectivement spécialistes de chacune des quatre périodes canoniques de l’histoire occidentale (antique, médiévale, moderne et contemporaine). Loin de se consacrer uniquement à la recherche, tous enseignent dans le secondaire ou à l’université et se sont engagés dans des entreprises de vulgarisation de l’histoire.

Le second parti pris est celui de la diversité des sources traitées : non contente d’assister aux spectacles (parfois plusieurs fois), l’équipe examine les produits proposés à la vente dans les boutiques du parc, les noms des plats des restaurants et des chambres d’hôtel, et jusqu’aux icônes des toilettes ! Elle lit aussi la bibliographie ancienne et plus récente produite par les historiens sur le parc, mais aussi les livres vendus dans le parc – au premier rang desquels l’autobiographie de Philippe de Villiers et les historiens partisans de la thèse (invalidée par toute l’historiographie) du génocide vendéen – et même les commentaires des visiteurs sur TripAdvisor. La méthode historique de critique croisée s’applique tout aussi bien à ces sources du XXIe siècle qu’aux documents plus anciens qui leur sont coutumiers. Néanmoins, une réserve concerne l’absence d’entretiens sociologiques avec des personnels du parc et des visiteurs : si les auteur.e.s font preuve d’une grande honnêteté intellectuelle, admettant ce biais né du manque de temps, il aurait été profitable de pousser plus avant le choix de la recherche collective et de s’adjoindre la compagnie de sociologues formé.e.s à ces méthodes. Cela ne porte cependant pas préjudice au bel équilibre intellectuel et à l’efficacité rhétorique de cet ouvrage.

Le Puy du Faux : enquête sur le Puy du Fou, un parc d'attréaction

Le spectacle de nuit du Puy du Fou (2013) © CC4.0/Pierre-André Leclercq

Le livre met d’abord au jour le rapport ambivalent entretenu par le parc avec le passé et avec la discipline historique. Né en 1978, le parc prospère sur le terreau du regain mémoriel des années 1980 et, plus particulièrement, de la mémoire vendéenne. Son succès repose toutefois sur le virage, négocié avec succès, du passage à l’échelle nationale. Pour cela, l’histoire locale ne suffit plus : le parc recourt alors à des images d’Épinal éculées mais partagées par un large public et devient la tête de pont de la diffusion d’un roman national fantasmé. L’invocation de la « liberté artistique », le flou délibérément entretenu sur les limites entre art et faits historiques, voire l’invention pure et simple d’objets prétendument authentiques, présentés sans contexte ni critique (la bague de Jeanne d’Arc), constituent la cheville ouvrière de cette vaste entreprise de falsification. En présentant un passé immobile, familier, rassurant car toujours voué à se répéter, le Puy du Fou ignore l’un des principes de la méthode historique, qui consiste à étudier avec nuance les phénomènes d’échos et de décalages entre les différentes périodes historiques. Le concepteur du parc n’explique rien : il ne contextualise pas et ne donne à comprendre ni les causes ni les conséquences des événements narrés. Chaque spectacle reprend la mélodie ronronnante du combat manichéen entre une communauté toujours-déjà-paysanne-très-chrétienne et des agresseurs venus de l’extérieur.

Préférant caresser son public dans le sens du poil plutôt que de remettre en cause ses idées reçues et lui enseigner comment se construit le savoir historique, le parc assène une vision nationaliste et antimoderne du passé. Souvent invisibles, les rares femmes représentées dans les spectacles attendent toujours le retour (de croisade, du front) et le secours d’un homme. Elles vivent par et pour le couple, valeur catholique cardinale du parc. Il n’y a ni conflits ni douleurs internes à la communauté paysanne : on ne voit jamais de grossesses, d’accouchements, de maladies, de famines, d’enfants ou de personnes handicapées. Jamais n’apparaissent de tensions entre les différentes classes sociales, toujours respectueuses d’un ordre aristocratique rêvé : les élites nobiliaires font advenir l’intrigue et l’Histoire, quand les paysans ne sont là que pour assurer répétition et continuité. Le parc ne cache pas, d’ailleurs, ses valeurs aristocratiques, dont le mépris du travail, pas plus que sa propagande ouvertement monarchiste. Les élites républicaines, comme les agents de la mairie au début du XXe siècle, ou encore les élites scientifiques (et, en filigrane, la communauté historienne), sont tournées en ridicule.

Le Puy du Faux : enquête sur le Puy du Fou, un parc d'attréaction

Philippe de Villiers fait le jeu des inquiétudes suscitées par la mondialisation et présente le Puy du Fou, emblème de la ruralité française éternelle, comme un abri face aux mutations du monde contemporain et au multiculturalisme honni. Le catholicisme aussi est proposé au public comme valeur refuge : filant avec lourdeur le thème chrétien de la lumière qui résiste, chaque spectacle associe cette religion à la paix et au bien. Jamais aucune autre religion n’est montrée, alors qu’ont vécu en Gaule puis dans le royaume de France des polythéistes gallo-romains, des juifs, des musulmans et des protestants. La mythification du baptême de Clovis synthétise l’association entre un royaume de France éternel (et fantasmé), le christianisme et la royauté – reprenant en tous points la vision qu’en propose Zemmour dans Destin français.

Le présent livre constitue donc un jalon important dans la bataille culturelle contre l’occupation du champ médiatique et politique par les discours d’extrême droite. Le style est efficace et enlevé, proche de l’oral sans jamais perdre de sa rigueur, parfois délicieusement caustique (« on apprend ainsi que la poule gâtinaise est « essentiellement française » (brave poulette) »). Loin de se parer des atours des défenseurs de la Vraie Foi Scientifique, les auteur.e.s ne font jamais preuve de mépris intellectuel envers le public ou les employés. Ils reconnaissent au contraire le plaisir et la fascination suscités par le parc, tout comme la capacité du public à marquer une distance critique face aux discours qu’on lui assène. Très conscients des tenants du débat dans lequel ils s’inscrivent, ils répondent aux critiques qu’on ne manquera pas de leur adresser : la méthode historique n’est pas le propre des historiens, mais de toute personne désireuse de faire preuve de curiosité et de sens critique ; l’histoire n’a pas à être rébarbative et un parc d’attractions pourrait être un excellent vecteur pédagogique. En somme, ce livre est un outil critique indispensable pour remettre en perspective un parc qui, aujourd’hui, sert de modèle de politique culturelle aux extrémistes de droite en PACA (liste Zou ! aux élections régionales) comme aux nationalistes espagnols, hongrois ou chinois.

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