Retour à Valparaíso

Le roman de Gonzalo Eltesch n’est pas très épais mais, inscrit dans celui du Valparaíso de son enfance, il est à lui seul une saga : celle d’une génération post-politique qui le redevient par la résilience, la reprise des moments réalistes de la littérature de langue espagnole.


Gonzalo Eltesch, Collection privée. Trad. de l’espagnol (Chili) par Gilles Moraton. Maurice Nadeau, 128 p., 19 €


On ressent un plaisir évident à lire Collection privée, qui gère la biographie et l’autofiction avec légèreté dans une sorte de roman d’apprentissage-type de tout protagoniste d’une société un peu sépia. De la boutique du père, marchand d’antiquités, on passe au Plan, la partie basse de la ville, puis aux cerros, les collines qui l’entourent, dans un tempo flou qui est une marque de l’auteur. Valparaíso est loin des hypercapitales ; elle est le contraire de Santiago ; le rien des héritages sans héritages, des passés à moitié convenus et attendus, disparates, posément conflictuels, comme partout, y cahotent au fil des générations qui se succèdent.

Collection privée, de Gonzalo Eltesch : retour à Valparaíso

Gonzalo Eltesch © Lorena Palavecino

Ce Valparaíso paisible, mais pas immobile, entre flots et vieux funiculaires qui gagnent les hauteurs jadis méprisées, devient facilement un mythe. Il l’est par la littérature de tous ordres qui s’en nourrit. Non seulement la maison de Neruda, la Sebastiana, cumule les objets du lointain, mais la densité de ces citations adressées au plus vaste monde en fait l’abrégé ou la matrice d’un monde, celui du poète comme celui de l’auteur : « un Valparaíso enfermé dans un magasin de ventes d’antiquités. Mon Valparaíso à moi, comme une collection privée ».

Le poète Neruda passe d’ailleurs dans la boutique du père obérée de sa « collection privée » d’anciens gramophones qu’il refuse de vendre, pure accumulation muette à jamais. De là, un clin d’œil aux Odes élémentaires du grand poète national. Le doux mutisme, une réalité locale faite de la condensation de virtualités héritées de tous les passés et de gens venus de partout, simplement échoués, rompt avec toute idée de destin – sauf à vouloir passer pour une petite bourgeoisie. Quant à l’histoire d’amour du héros, elle chute dès son chapitre inaugural sur un : « Et il ne s’est rien passé ».

Collection privée, de Gonzalo Eltesch : retour à Valparaíso

Vue de Valparaíso (2017) © CC4.0/Falk2

Le livre en devient un condensé de résilience du possible autant que des cauchemars de passés, jamais dits, car ne subsiste que l’épure d’un cadre : les souvenirs flous, incertains, repris et entrecoupés, le commun d’une famille mononucléaire éclatée, prétexte d’une élémentaire narration. Ainsi en va-t-il de la génération Bogotá 39, trente-neuf auteurs sud-américains âgés de moins de quarante ans et promis au meilleur avenir, parmi lesquels figurait en 2017 Gonzalo Eltesch. Tous sont donc nés après les traumatismes politiques du coup d’État contre Allende, des années noires de Pinochet ou de Videla, quand tout le cône sud se singularisait par la violence de ses dictatures.

Valparaíso s’impose alors doublement comme la ville des passés d’une illusion, comme celle d’un bout du monde où il n’y aurait que des flots et des jeux de miroirs et de projections. Livre d’apprentissage sans apprentissage, Collection privée est un roman de riens, du rien d’un rejeton de classe moyenne en désuétude propre à évoquer, comme fortuitement d’autres héritiers sans talents, des alcoolos sans charme et des personnages falots, jamais aussi présents que sous le signe de leur disparition, de l’agonie ou de la grand-mère hémiplégique.

Incapable de mentir, incapable de dire le vrai, est-il dit du père du héros. Le livre de Gonzalo Eltesch se clôt sur un aphorisme d’auteur, un moteur d’écriture : « Et si je recommence à écrire la même histoire encore et encore jusqu’à ce qu’elle devienne une histoire vraie, un roman réaliste. » La formule est doublée de l’incertitude de l’espagnol, qui met de l’indicatif là où nous mettrions du conditionnel.

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