Naissance de la bombe

Les aventures d’un mathématicien est une autobiographie que Stanislaw Ulam a publiée en 1976, agrémentée de la préface qu’il rédigea en 1983 pour une édition ultérieure de l’ouvrage, d’une postface de sa femme, Françoise, datant de 1990, ainsi que d’un addendum expliquant le véritable rôle qu’il a joué à Los Alamos lors de la conception de la première bombe atomique.


Stanislaw Ulam, Les aventures d’un mathématicien. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sophie Ehrsam. Cassini, 400 p., 18 €


Stanislaw Ulam (1909-1984) est né à Lemberg, une ville appartenant à l’époque à l’Empire austro-hongrois, mais qui s’appelle aujourd’hui Lviv et dont personne ne peut malheureusement ignorer qu’elle se trouve en Ukraine. Il a consacré sa vie à la recherche, tout d’abord en mathématiques pures, puis, par la force des circonstances, en mathématiques appliquées, après que John von Neumann l’eut invité à se joindre au groupe de scientifiques de pointe qui élabora la première bombe atomique à Los Alamos. Pendant neuf ans, de 1943 à 1952, cette réunion d’esprits hors pair – Neumann, donc, mais aussi Oppenheimer, Fermi, Bohr, Feynman, Teller, Weisskopf… – a été sans égale, et, lors des repas à Fuller Lodge, la cantine de Los Alamos, « on pouvait voir des tablées de huit ou dix Prix Nobel ». Rappelons au passage qu’Einstein, à qui l’on reproche souvent d’être « le père » de la bombe atomique, ne participa pas au projet en raison de ses convictions pacifistes.

Les aventures d’un mathématicien, de Stanislaw Ulam

Stanislaw Ulam (vers 1945) © Los Alamos National Laboratory

Ce témoignage de première main sur cette période clé de l’Histoire est certainement la partie la plus intéressante de l’autobiographie d’Ulam, en ce qu’elle rend compte de la démarche de ces scientifiques face à un problème très concret, de ses avancées et de ses impasses, mais également du facteur humain comme on le sait central dans toute collaboration : qui s’entendait bien avec qui, qui était susceptible, irascible, ou toujours de bonne humeur. On apprend par exemple que Fermi était taquin, Oppenheimer un homme triste… Ces jugements sont bien sûr subjectifs, comme Ulam en convient lui-même en conclusion de ces quelques chapitres : « On a écrit bien des comptes rendus sur ces événements. Certains sont exagérés ou déforment les faits ; d’autres […] sont plus objectifs. Mais aucun ne peut être vraiment complet, et naturellement chaque participant met en lumière les événements de façon différente. Vous venez de lire mon compte rendu de l’histoire de la bombe H, telle que je l’ai vécue et dans la mesure où j’y ai été directement impliqué ».

Néanmoins, le livre ne se limite pas à cela, et les premiers chapitres consacrés aux années d’étude d’Ulam et à la façon de faire des mathématiques à Lwów, dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, sont passionnants. Si l’on devait n’en retenir qu’une seule chose, ce serait que les mathématiciens sont avant tout des créatifs. Il n’est pas inutile de rappeler ici la boutade de David Hilbert lorsqu’il apprit que l’un de ses étudiants avait abandonné les mathématiques pour la poésie : « C’est une bonne chose, il n’avait pas assez d’imagination pour être mathématicien ». Quand on lit les souvenirs d’Ulam sur les réunions quotidiennes au Café écossais et les débats bien arrosés qui s’y tenaient sur les sujets de pointe des mathématiques de l’époque (au début des années 1930), on ne peut qu’en être convaincu.

Les aventures d’un mathématicien, de Stanislaw Ulam

Au cours des six décennies qu’a duré sa carrière, Ulam a côtoyé les plus grands scientifiques du XXe siècle, et son autobiographie, parsemée d’anecdotes amusantes, couvre une large partie des travaux qui ont compté en mathématiques et en physique théorique. On lui doit des contributions fondamentales dans des domaines aussi variés que la théorie des ensembles, la théorie de la mesure, la topologie, mais aussi l’utilisation des ordinateurs pour réaliser des études statistiques (notamment la méthode de Monte-Carlo, dont on trouve une explication tout à fait abordable dans cette vidéo de Label Math) et, bien sûr, le développement de la première bombe atomique.

Une dernière chose qu’il nous semble important de ne pas passer sous silence. Dans sa postface, Françoise Ulam explique que, lors de la rédaction de ses mémoires, son mari a dicté ses souvenirs qu’elle a enregistrés et retranscrits, et que c’est elle qui a « assemblé l’énorme puzzle qu’étaient devenues les transcriptions, jusqu’à ce qu’il y ait un premier jet à lui montrer, auquel il pourrait ajouter quelques phrases de liaison ici et là ». Quand on sait le travail qu’implique le fait de transformer des propos composites en un texte cohérent, on ne peut que lui rendre hommage, ce que Stanislaw fait d’ailleurs dans ses remerciements. Saluons de même la traduction de notre collègue Sophie Ehrsam, en déplorant qu’une fois de plus un éditeur n’ait pas jugé utile de faire figurer le nom de la traductrice en couverture de l’ouvrage ou sur son site, perpétuant ainsi la volonté d’invisibilisation des traducteurs en particulier et des femmes en général.


Plus d’informations sur la photographie de Stanislaw Ulam utilisée dans cet article en suivant ce lien.

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