Un crime trop littéraire

À partir du dépouillement de la presse contemporaine, Marc Renneville, spécialiste de l’histoire du crime, et Jacqueline Carroy, historienne des sciences de la psyché, proposent une lecture originale de la fameuse affaire Chambige : Mourir d’amour montre comment celle-ci fut, au tournant du XXe siècle, l’occasion d’une confrontation du droit et de la psychologie naissante, mais aussi d’une violente mise en cause de la littérature de l’époque.


Jacqueline Carroy et Marc Renneville, Mourir d’amour. Autopsie d’un imaginaire criminel. La Découverte, coll. « À la source », 316 p., 20 €


Cette affaire célèbre commence le 25 janvier 1888, lorsque, à Sidi-Mabrouk, non loin de Constantine, en Algérie, dans une très bourgeoise villa coloniale, un jeune homme, Henri Chambige, fils d’une famille des plus respectables, est retrouvé le visage blessé à quelques mètres du cadavre dénudé d’une très honorable femme mariée, madame Grille, mère de deux enfants. Si Chambige ne nie pas être l’auteur des coups de pistolet qui ont entrainé la mort de la victime, il déclare que c’est à la demande de son amante qu’il lui a donné la mort, avant de tenter de se supprimer. Le procès Chambige, qui se tient devant la cour d’assises de Constantine du 8 au 11 novembre 1888, est ainsi le théâtre de l’affrontement de deux thèses : le jeune fils de famille a violé puis assassiné sa victime, selon l’accusation ; il s’agit un double suicide pour mettre fin à une relation passionnelle impossible, affirme l’accusé.

Mourir d'amour, : l'affaire Chambige, un crime trop littéraire

Édition du 10 novembre 1888 du « Clairon du Lot » © Gallica/BnF

Le livre que publient Jacqueline Carroy et Marc Renneville s’attarde longuement, dans une première partie, dans cette salle d’audience ; il ne s’agit pas pour les auteurs de faire l’étude de ce discours journalistique, mais, par un montage précis d’extraits choisis, de proposer les principaux éléments de l’affaire – les archives judiciaires ayant disparu. Le lecteur entre donc dans l’affaire Chambige à partir des comptes rendus de la presse. C’est sur cet ensemble de citations que s’ouvre le livre. Si le procédé peut surprendre, voire dérouter dans un premier temps, c’est qu’il n’est pas explicité, alors que Marc Renneville a beaucoup travaillé par le passé sur cette question des représentations et de la construction sociale du criminel au tournant du XIXe et du XXe siècle (par exemple avec Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires, 2004).

Mais la question de l’imaginaire social si chère à toute une historiographie du crime n’est pas dans le viseur des auteurs de Mourir d’amour, ils s’en affranchissent pour parvenir à ce qui est à leurs yeux l’intérêt de ce crime : la controverse quasi-philosophique qu’il suscite à propos de la liberté. Jacqueline Carroy et Marc Renneville portent chacun l’un des partis, le viol sous hypnose suivi du meurtre ou la passion amoureuse conduisant au suicide à deux. Peu importe que les journalistes en rajoutent en multipliant les détails scandaleux, que le jeune homme soit finalement reconnu coupable d’un meurtre prémédité avec circonstances atténuantes, condamné à sept ans de travaux forcés et à un franc de dommages-intérêts à verser à la partie civile. La mort de Mme Grille interroge l’aliénation subie ou volontaire. Les auteurs nous apprennent ainsi que le suicide à deux est un acte qui a une longue tradition, qu’ils retracent depuis le Moyen Âge, et que l’accusation occulte pour discréditer cette thèse et mieux accuser Henri Chambige.

Mourir d'amour, : l'affaire Chambige, un crime trop littéraire

Édition du 11 novembre 1888 de « L’Écho du Sahara » © Gallica/BnF

Cette longue plongée s’avère des plus utiles pour atteindre le cœur de l’ouvrage ; il bascule alors et donne à voir « un drame de l’amour ». Soudain surgit la littérature en dehors de son champ : elle s’introduit dans l’affaire à la fois par des œuvres et des auteurs. Le 11 novembre 1888, moins de dix mois après le crime, Anatole France signe un texte dans la rubrique « Vie littéraire » du Temps. Il lui apparaît incontestable que « l’accusé est lettré et que son crime n’est que trop littéraire », mais qu’il est « un attentat odieux à la majesté des lettres ». Pour Maurice Barrès, Henri Chambige incarne au contraire une figure littéraire des plus belles, ayant « les traits principaux de l’âme contemporaine la plus neuve ». Mais, au-delà de ces différends, c’est la littérature qui est mise en cause, notamment par le criminologue Gabriel Tarde, dans sa propension à promouvoir « le goût de l’anomalie ». Et l’assassin devient un personnage, « le chambigiste », dont l’existence nait avec l’affaire en la figure flamboyante d’Yvon d’Or, personnage principal du roman éponyme de Léopold Martin-Laya (1888). L’auteur a côtoyé Chambige à Constantine. Il serait un homophile, proche des invertis, méprisant les femmes. Apparaît sous la plume des psychologues un portrait à charge de l’homme de lettres fin de siècle.

La littérature se défend bien. Paul Bourget a connu Chambige avant son crime, et il a espéré faire de lui un de ses disciples : « Je le vois encore, ce jeune homme aux yeux brillants, à la physionomie si mobile, si intelligente » ; il lui faut donc répliquer et contre-attaquer. C’est par son livre Le disciple (1889) que Bourget se sort de ce mauvais pas. Ce « roman psychologique qui parle de psychologie » propose une autre lecture, dénigrant l’intellectualisme des psychologues, mettant en banqueroute la science nouvelle, en redonnant à ses personnages une humanité. L’essentiel est d’éclipser Chambige.

Mourir d'amour, : l'affaire Chambige, un crime trop littéraire

L’affaire Bourget finie, la littérature ne quitte pas la scène. Une série de romans à charge sont publiés, déclinant en tous sens le thème du suicide à deux, pleins d’incohérences et de malentendus : au roman-dossier Jean Bise de Jean Honcey, les historiens opposent deux œuvres de Gyp, comtesse de Martel, qui s’empare du drame algérien. Ils relatent comment ce fait divers irrigue non seulement les savoirs de la psyché mais aussi ceux de la littérature, et génère un discours proliférant dans la presse littéraire, donnant une longue postérité à cette affaire. Le roman et le traité psychologique s’affrontent dans un jeu infini de reflets qui multiplie les représentations.

Jacqueline Carroy et Marc Renneville éclairent l’extraordinaire pouvoir qu’a la littérature de faire exister ces crimes passionnels en cette fin de XIXe siècle. Ils démontrent ainsi combien les archives ne sont pas celles que la justice produirait en amont mais toutes ces écritures que la littérature produit en aval. Ils suggèrent que remonter « à la source », selon le beau titre de la collection dans laquelle est publié le volume, c’est explorer la masse des discours scientifiques et littéraires qui lui sont postérieurs. Par ce geste de recherche, ils rendent un bel hommage à la pensée de Marc Angenot.

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