Pasolini et Fellini

Siamo tutti pasoliniani ! (1/4)

« O me donzel ! Je nais ! »  Pasolini a cent ans en 2022 et il naît sous nos yeux en jeune homme de la langue provençale, en donzel. Aussi vivant qu’au jour de sa découverte par ses lecteurs. Infiniment à découvrir. Avant de soumettre lui-même à la critique sa propre monographie, Le grand chant. Pasolini poète et cinéaste, annoncée aux éditions Macula pour le 1er juillet prochain, Hervé Joubert-Laurencin propose, en plusieurs épisodes, un panorama-feuilleton de l’intense littérature qui accompagne actuellement, en France et en Italie, le centenaire de Pier Paolo Pasolini.


Anne-Violaine Houcke, L’Antiquité n’a jamais existé. Fellini et Pasolini archéologues. Presses universitaires de Rennes, 384 p., 30 €


En analysant, dans son essai comparatif et transverse, L’Antiquité n’a jamais existé. Fellini et Pasolini archéologues, la façon dont le jeune poète homosexuel traduit Sappho (tout simplement, apprenons-nous, au programme de lettres classiques en 1939-1940 à l’université de Bologne), Anne-Violaine Houcke montre comment « Pasolini invente le Frioul comme une terre grecque », ce que la cinquième poésie de son premier recueil, ajoute-t-elle plus loin, dit aussi avec une image très expressive, d’une admirable délicatesse : « Casarsa, comme les prés de rosée, tremble de temps antique ».

Siamo tutti pasoliniani ! (1/4) : Pasolini et Fellini, l'Antiquité rajeunie

Federico Fellini et Pier Paolo Pasolini sur le plateau d’ « Accattone » (1961)

Effectivement, dans la première publication de ce qui fut son premier recueil, les Poèmes à Casarsa, une variante primitive différemment orthographiée, c’est même la « mémoire » qui précède le « je » : « O mè donzèl, memòrie […] ‘a nas » au lieu de : « O me donzel ! Jo i nas » (« Ô moi jeune homme [en provençal], mémoire naît…/ je nais… »). « Mémoire », aussi personnifiée et objectivée que le « je », accède à la naissance depuis un terroir si peu enraciné et une Antiquité si peu académique que, sans même un article pour l’actualiser, elle n’est composée que de l’odeur et du soupir des eaux vives courant dans les canaux de cette campagne du nord très irriguée et des herbes frioulanes. Ô moi, garçon, dit Pasolini, donzel d’autrefois, ombre médiévale digne de Villon ou d’Aloysius Bertrand, jeune grec d’Athènes et moderne rimbaldien tout à la fois, ô moi mémoire, personnelle et collective, « je nais de l’odeur que la pluie exhale des prés d’herbe vive et des canaux » (« ta l’odôr che la plòja / da la tière ‘a sospìre, / di jèrbe vive e ròja »), et c’est dans le miroir de ces ruisselets semi-urbains, dans ces pléonastiques « fontaines d’eau de mon pays », « au fond du puits » que se reflète le ciel dont, le soir, « la lumière aveugle » tant elle est celle du monde entier et du monde à venir et non celle du village. En somme, rien, dans cette Antiquité, n’est vieillerie ou rance récitation scolaire. Jamais d’esprit de clocher chez Pasolini, toujours les cloches, dont parlent les poèmes suivants, car elles ne sont qu’air et son, comme les esprits qui volent.

Voilà ce que comprend et démontre méthodiquement, avec élégance et, sous celle-ci, une érudition sans faille dans des domaines variés (cinéma, archéologie, langues anciennes, anthropologie, histoire italienne, histoire de la langue, pasolinologie et fellinologie !), le très excitant essai d’Anne-Violaine Houcke. Le jointement à Fellini (les deux auteurs sont traités à égalité dans cette double monographie, qu’on devrait donc appeler logiquement une « duplographie ») prend tout son sens quand elle explique que, au fond, c’est leur antifascisme viscéral (aussi réel et nettement exprimé par leurs œuvres que prenant des formes différentes chez l’un et l’autre) qui rassemble les deux poètes en cinéma. De fait, ils s’opposent tous deux, dès leur prime jeunesse et jusque dans les moindres recoins de leur œuvre de papier ou de celluloïd, à la récupération mussolinienne, néo-académique et boursouflée, d’un passé antique réinventé et justifié au gré des découvertes archéologiques. Car, comme le dit Fellini dans une phrase magnifique qui donne son titre à l’ouvrage : « L’Antiquité n’a peut-être jamais existé, mais il ne fait aucun doute que nous en avons rêvé. »

Plutôt que de laisser aux régimes autoritaires, qui les formèrent manifestement sans les atteindre, la mise en œuvre cadastrale de cette rêverie sur le Jadis dans le but de justifier les cauchemars totalitaires présents, les deux grands rêveurs que furent Fellini et Pasolini composent un puissant onirisme, utilisé, une fois devenus adultes, dans les images et les sons de leur cinéma, qui s’y oppose totalement et naturellement : ils déterritorialisent, dénationalisent, désacadémisent et finalement rajeunissent la vieille Antiquité. Par une étonnante agilité performative, ils rendent légères leur impeccable érudition et leur connaissance intime des Anciens qui n’a pas grand-chose à voir avec la pseudo-fidélité habituelle de ce que les Français appellent des adaptations (et les Italiens des « réductions »). Ce transport du temps et du savoir par le rêve et le corps les amène, en réalité, directement à notre perception actuelle de l’Antique, renouvelée par l’anthropologie, par les Vernant et les Vidal-Naquet, les Detienne, plus près de nous les Loraux et les Dupont, à la perception qu’Anne-Violaine Houcke construit elle-même sur ces bases, et apprend des deux artistes.

Siamo tutti pasoliniani ! (1/4) : Pasolini et Fellini, l'Antiquité rajeunie

Son livre commence par le rêve curieusement homo-érotique écrit et dessiné par Fellini dans lequel fait retour Pasolini, qui fut parfois son scénariste, dont il faillit être le producteur à ses débuts derrière la caméra. Dans les cahiers relatant sa vie nocturne, Fellini a retenu cinq rêves dans lesquels apparaît Pasolini (dont celui, mon préféré, où est dessiné, assis sagement sur une chaise, « le chien de Pasolini »… qui n’avait pas de chien), mais dans celui de 1977 qui ouvre le livre d’Anne-Violaine Houcke, deux ans après l’assassinat, leurs mains, comme on peut le voir aussi en image dans le dessin reproduit en couleurs, « se cherchent et s’enlacent sur le mode de la plaisanterie, avec une tendre affection ». Avec lui, Fellini partage un plus grand nombre de préoccupations que l’on n’aurait pu croire, et le livre est pour moi une découverte en ce qu’il va chercher, et trouve, des rapports toujours justifiés et argumentés, souvent surprenants. Freud répond à Jung ; dans le chapitre de « la relève des dieux par les pitres », les monstres aux mystères ; dans celui des « Visions », la Gradiva aux Euménides ; la Lune-prostituée leur est commune ; « l’archéologie verticale » de Fellini, de labyrinthes et de studio, répond à « l’archéologie horizontale » de Pasolini qui arpente et voyage au plein air dans un monde et un tiers-monde ouverts.

D’où était parti le livre ? De l’hypothèse, magnifique de simplicité et de complexité à dérouler, qu’avec le cinéma la distinction classique-moderne n’était plus réglée par l’Antique. (Dès les Romains, d’ailleurs, les « classici » étaient ceux qui payaient le plus d’impôts, opposés aux « proletarii », les citoyens pauvres, ce qui laisse à penser que le classique pose d’autres questions que l’immobilité, l’imitation ou la belle forme.) En conclusion, le message que nous adressent les deux hommes est le suivant : les inventions (dans tous les sens du terme) doivent, « à tout prix », sauver les survivances à la Warburg ou à la Benjamin, que Fellini et Pasolini ont largement et intuitivement ressenties et recherchées, et qu’ils ont donc réinventées dans leur propres termes. Pour Anne-Violaine Houcke, qui reprend un mot de Giorgio Agamben, « la voie d’accès au présent a nécessairement la forme d’une archéologie ». Ainsi a-t-elle fait du réalisateur du Satyricon et de l’écrivain de ce « Satyricon moderne » qu’est Pétrole tout simplement des archéologues. Plus obscènes et plus cyniques que nous, plus purs, ils ont fouillé nos ruines internes et externes, diurnes et nocturnes, rêvé plus intensément que nous : nous leurs savons gré de nous avoir inventé un monde.


  1. Voir la somptueuse réédition, due au Centro Studi Pier Paolo Pasolini de Casarsa della Delizia, chez Ronzani editore (Monticello, 2019), de la plaquette à compte d’auteur publiée chez un libraire de Bologne en 1942 accompagnée d’un riche livret dirigé par Franco Zabagli.

Tous les articles du numéro 150 d’En attendant Nadeau