Marcel Detienne, un drôle de paroissien

Il faudra certainement consacrer un jour une grande enquête aux bouleversements qu’a connus l’hellénisme depuis les années 1960. Pour l’instant, avec le livre de Vincent Genin sur Marcel Detienne (1935-2019), il s’agit d’un « crayonné », aurait dit Mallarmé, d’un portrait esquissé, aimanté par l’intérêt du jeune historien, spécialiste de Max Weber et de la laïcité, pour cet ancien si intrigant, saisi dans sa retraite.


Vincent Génin, Avec Marcel Detienne. Labor et Fides, 242 p., 19 €


« Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon », écrit Tolstoï. Marcel Detienne avait une façon bien à lui d’être malheureux. Venu à Paris de sa Belgique natale, il rejoint l’École pratique des hautes études (EPHE) grâce à ses deux grands initiateurs, Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss. Après l’échec de son élection au Collège de France, il enseignera jusqu’à la fin de sa carrière aux États-Unis, à Baltimore. Ce ne sont pas ces échecs, ou prétendus tels, qui rendaient malheureux l’auteur de ce chef-d’œuvre qu’est Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque ; non, c’est le fait qu’il aura toujours été un paroissien, si l’on entend, derrière ce mot qui peut surprendre attaché à son cas, le mot grec dont il provient, parochos, désignant celui qui « habite à côté », l’étranger qui n’a pas droit de cité, celui qui séjourne dans un pays étranger.

Liège, la ville qui l’a vu naître et qui a été le théâtre de sa première formation – il y rencontre notamment la grande Marie Delcourt, historienne n’hésitant pas à marier philologie et psychanalyse –, n’était pas son séjour ; Paris semble, un long moment, lui offrir un abri, mais c’est alors de sa discipline, l’hellénisme et la philologie, qu’il s’écarte. Le lieu physique et le lieu intellectuel seront tous deux frappés d’éloignement. La rencontre de Louis Gernet, le célèbre auteur, entre autres, d’un livre posthume Les Grecs sans miracle (La Découverte/Maspero, 1983), le séminaire de Dumézil, celui de Lévi-Strauss, achèveront de le déporter, lui « l’étranger », vers l’anthropologie – ou plutôt il s’agira désormais de porter sur les Grecs le regard de l’anthropologue.

Avec Marcel Detienne, de Vincent Génin : un drôle de paroissien

Marcel Detienne aimait ce mot de Breton parlant des Grecs comme « nos occupants de toujours ». Il faut se déprendre, les considérer dans leur altérité. Il a cru un moment trouver dans l’analyse structurale lévi-straussienne la méthode permettant à la fois de les mettre à distance et de « comprendre » leurs mythes étranges, mais les présupposés philosophiques de ce structuralisme renvoyaient tous ces récits bricolés à des structures mentales, elles-mêmes connectées à l’évolution biologique du cerveau humain (ce que Lévi-Strauss appelait son « matérialisme non dialectique »). Ce que rejetait Detienne, pour qui les mythes ne révèlent rien de caché (les structures universelles du cerveau humain) : « se donner l’illusion d’une pensée mythique déterminée par des règles inconscientes d’un “autre langage ” […] est malaisé » (« Les Grecs en Amazonie. Un aller et retour de Claude Lévi-Strauss », Center for Hellenic Studies) mais disent une pratique, et l’interprète, comme le soulignait Michel de Certeau, ne fait que redire les pratiques grecques en racontant les mythes.

À la fin, la bonne méthode serait-elle celle de l’expérimentation ? C’est le mot clé, semble-t-il, d’une pensée et d’une pratique scientifique. D’abord pour tenter de comprendre ce qu’a pu être l’expérience « polythéiste », dont nous sommes séparés par plus de 2 000 ans d’histoire marquée au coin du monothéisme (bien qu’historiens et anthropologues nous aient montré qu’en réalité la chose était bien plus complexe), et pour tenter de percevoir la logique opératoire des systèmes mythiques. Le mythe expérimente pratiquement le monde, chaque action, dans ses moindres détails, s’inscrit dans un réseau de significations, de relations, et sa réussite, que je monte à cheval ou que je me promène, dépend de son niveau d’inscription. Libéré du structuralisme fondé sur la nature, Detienne lance avec ses collègues de l’EPHE de grandes enquêtes comparatistes abordant aussi bien les mondes sémitique et caucasien que les mondes indien ou chinois. Il réunira des complices prestigieux, Charles Malamoud pour l’Inde, Georges Charachidzé pour le Caucase, Michel Cartry pour l’Afrique, Léon Vandermeersch pour la Chine, et tant d’autres, autour d’une série de publications qui feront date. Ces expérimentations éditoriales ne donneront pas tous les résultats espérés et le comparatisme restera plus souvent une juxtaposition de points de vue issus de mondes différents.

Mais l’intrépide anthropologue renverse la difficulté et en profite pour mûrir la théorisation du comparatisme, ce qui sera chose faite avec la parution en 2000 de Comparer l’incomparable (Seuil). Ouvrage polémique, presque odieux par certains côtés (comme le ton de la préface que Detienne donnera à la réédition des Maîtres de vérité), réglant ses comptes avec une discipline et ses praticiens, mais livre pionnier, régénérateur de la méthodologie des sciences sociales, défendant un comparatisme construit propre à décentrer, à repérer les fausses oppositions (mythe/logos, temps cyclique/temps linéaire, avec ou sans écriture, etc.), à désingulariser ce qui paraissait unique (un exemple célèbre parmi tant d’autres : les rituels de fondation d’un temple, d’une cité) et à singulariser ce qui semblait commun (l’importance du détail chez Detienne « conteur »), ouvrant d’immenses chantiers d’investigations.

La peur de « rentrer au village » (dans L’Homme, janvier-mars 2001) toujours au ventre, le dernier combat, mais en même temps celui de toujours, de Marcel Detienne sera le combat contre l’autochtonie, du moins contre une autochtonie fermée qui exclut en classant. Avec cet objet scientifique, il rencontrera et contrera de front les idéologies nationalistes et toutes les tentatives de fonder une politique sur une identité nationale. Mais il pourfendra aussi bien les vieux maîtres comme Fernand Braudel et son Identité de la France que ses égaux comme Pierre Nora et ses Lieux de mémoire (notamment la préface à la réédition dans la collection « Quarto » de Gallimard). Non qu’il ait été un partisan de la mondialisation indifférenciée cherchant à créer devant elle un espace culturel parfaitement homogène propice aux « échanges », mais, selon lui, il y avait un véritable enjeu à comprendre les processus passés ou en cours de construction des identités. Trop souvent, à ses yeux, les historiens avaient servi, consciemment ou inconsciemment, des politiques d’affirmation nationaliste ou de domination. Il était donc urgent de « dénationaliser » l’histoire et les sciences humaines et sociales en général, de les faire entrer dans une épistémologie contrôlée non seulement dans leurs usages des sources, mais aussi, et surtout, dans leurs questionnaires constamment (auto)analysés, critiqués dans leurs présupposés inconscients. Et sur ce plan, bien des choses le rapprochent à divers degrés et selon divers aspects de penseurs comme Pierre Bourdieu (sociologie de la sociologie) ou Michel de Certeaul’opération historiographique »).

Sans séjour, sans feu, toujours étranger de passage, Marcel Detienne aura trouvé son lieu dans un non-lieu, un souffle, celui de la parole parlante animée par le geste (les moulinets des mains de Detienne parlant) et celui de la parole écrite, luxuriante et follement érudite. Marcel Detienne, la parole à la bouche et la plume à la main.

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