Val Abraham, chef-d’œuvre du cinéaste portugais Manoel de Oliveira, ressort en salle dans une version restaurée. Après un sombre printemps, une occasion rare de faire le plein de lumière en redécouvrant cette somptueuse et singulière variation de Madame Bovary.
En 1993, la Quinzaine des réalisateurs accueillait Val Abraham, le treizième film de Manoel de Oliveira. Né à Porto en 1908, le réalisateur signait, à 85 ans, un magnifique portrait de femme sur les flancs des vignobles qui surplombent le fleuve Douro. Connu entre autres pour sa longévité (mort en 2015 à l’âge de 106 ans), de Oliveira renoue avec son attachement à la littérature (on compte parmi ses films l’adaptation de près de sept heures du Soulier de satin de Paul Claudel), suivant la manière absolument stupéfiante qu’il avait de faire du cinéma, à la fois très archaïque et complètement insolente (le mot est de Serge Daney).
Quelque chose de terriblement documentaire et de subtilement lyrique traverse Val Abraham. La restauration menée par la Cinémathèque portugaise à partir de négatifs conservés à Lisbonne révèle la sensualité du paysage au milieu duquel coule un fleuve aux couleurs changeantes, cadre d’un jeu de miroirs frôlant sans cesse le roman de Flaubert pour mieux s’en abstraire. L’histoire est connue : après la version à la fois fidèle et convulsive d’Alexandre Sokourov dans Sauve et Protège (1989), Claude Chabrol travaillait, comme Jean Renoir et Vincente Minnelli avant lui, à l’adaptation très respectueuse de Madame Bovary avec Isabelle Huppert (sortie en 1991). Désireux de travailler le même sujet avec le téméraire producteur Paulo Branco, Manoel de Oliveira commande un roman à l’une des plus célèbres autrices portugaises de son époque, Augustina Bessa-Luís, complice et scénariste occasionnelle. Celle-ci actualise certaines nuances d’Emma dans le Portugal de la seconde moitié du XXe siècle. Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, l’héroïne devient Ema, tristement mariée au médecin et laboureur Carlos Païva.
La romancière et le cinéaste dessinent une sorte de calque sur l’œuvre d’origine, le faisant glisser peu à peu, mettant l’adaptation en abyme pour que le spectateur comprenne qu’il n’est pas face à une simple transposition. Si dans le film une jeune femme d’impériale malice lit le classique de Flaubert et plus tard récuse le surnom de « Bovaryette » qu’on lui donne, c’est que Val Abraham porte une autre forme d’interprétation, comme pour affirmer qu’il existe mille et une manières d’être Emma tout en croyant y échapper. Deux actrices, Cécile Sanz de Alba et Leonor Silveira, incarnent l’héroïne à deux périodes et sur deux tonalités différentes. On décèle alors la prégnance de la Bovary dans l’imaginaire, sa clairvoyance de personnage tragique, sa voracité de suicidée, et ses possibles incarnations sur les bords verdoyants d’un fleuve qui renvoie une lumière inégalable. De Oliveira retrouve une langue, les lieux de son enfance qu’il a aimé filmer depuis les années 1930, un certain monde paysan à peine sorti de sa torpeur médiévale. Rien ne semble politique dans ce film, mais tout y est, de la fin de la noblesse terrienne à la libération désespérée des femmes. Mais il s’agirait d’un problème strictement littéraire si de Oliveira n’en faisait pas aussi un problème de cinéma, avec l’acuité détachée d’un philosophe païen qui réfléchit à la représentation d’obscurs objets de désir et de passion. Artiste de la parole poétique, son cinéma est celui de la longueur des plans, de la fixité des cadres et de la valeur absolue de la parole. Le récit est porté par la langue chaude et rugueuse d’une voix off qui raconte, précède, regarde et juge ou plutôt philosophe ; le narrateur réfléchit avec les images et pourrait même nous tromper tellement les âmes restent impénétrables.
Le val Abraham est le monde qui enveloppe un mystère absolu, celui de l’érotisme d’une femme ayant fait un mariage terne. Mais, contrairement à Flaubert, ce que Manoel de Oliveira donne à son personnage est l’intrusion subite, bien qu’aussitôt démentie, d’un monde vivable. Ema porte l’affirmation péremptoire de la capacité de survivre au désenchantement. Comme sa matrice littéraire, naïve et têtue, elle s’accroche à une manière minuscule et désespérée de faire de la poésie à partir du monde qui l’entoure, ne serait-ce que par sa beauté. Elle s’oppose aux hommes porteurs des signes du pouvoir, qu’elle envoûte sans être comprise d’eux. L’indifférence agacée teintée de honte qu’elle ressent envers son mari, héritier d’une lignée médiocre, se transforme en un morne éblouissement pour Fernando, l’amant aimant le luxe d’être aimé d’une femme désirée par d’autres. Quant à ces autres hommes, ils ne sont que les passagers clandestins du voyage du désir au bout de lui-même.
L’ennui monumental d’Ema est juste un état d’âme qui, comme l’oiseau dans sa cage, balance sans cesse, drame rappelé par les clairs de lune qui rythment le film (Beethoven, Fauré, Strauss, Schumann, Debussy et Chopin). Elle ne peut fuir le puits sans fond du désir, recherchant ne serait-ce qu’une once du plaisir triste qui lui fait croire en l’amour. Somnambulique et lucide, idéaliste et charnelle, elle est filmée d’abord dans sa robe blanche comme une créature venue au monde sans avoir été invitée et qui provoque le désordre. Sauvée de la sainteté par son rire adolescent, sensuel et cristallin, elle devient menaçante pour son entourage, une femme à la beauté aussi avide et troublante que son sourire paraît carnassier. La dame du val Abraham est d’autant plus fascinante qu’elle boite comme le diable ou la Tristana de Luis Buñuel, avec le même érotisme fervent résultant de sa démarche claudicante. D’ailleurs, elle disparaîtra dans un geste d’inadvertance lié à son boitillement : la beauté reste figée à jamais par ce qui semblait la menacer.
L’atmosphère élégante montre l’éclipse implacable d’une aristocratie oisive, la mise en scène soulignant la cruauté désuète de ce milieu avec des personnages qui ne se regardent pas lorsqu’ils se parlent. On vit un temps crépusculaire où l’artifice des préjugés galants se confronte au désir sans fard de la protagoniste. Mais la splendeur latente de Val Abraham réside probablement dans la manière de faire résonner le personnage d’Ema avec le monde fertile, humide et tourmenté de la vallée du Douro.
Il y a l’œil documentaire qui s’ouvre sur le paysage des coteaux couverts de vignobles enveloppant de vieilles demeures patriciennes, puis une caméra aussi généreuse qu’implacable suivant les gestes des ouvriers agricoles, fixant le désir brut et fugace d’un prolétaire pour une riche et belle femme, montrant la seconde d’après la sourde indifférence de l’exploité. Après avoir regardé avec insistance sous les jupes d’Ema, les hommes lui tournent le dos, marchant vers le fond du champ, journaliers transfuges d’une autre histoire que l’on ne verra pas. Et c’est bien cela le drame de la jeune Ema, irritée d’attirer le regard sans savoir inspirer l’amour rêvé sur le fil du désir qu’elle fait naître.
Il y a aussi les cadrages précis et fluides, marquant la géographie des versants, les sinuosités du fleuve et les flancs des coteaux. Il y a la vitesse de la barque qui rend Ema si heureuse, comprenant trop tard que le paysage est l’unique réservoir du sublime. À la fin, rêveuse et habillée d’azur, elle semble flotter sous les orangers pour atteindre la barque. Mais alors elle est engloutie, vague reflet vacillant sur l’onde claire, sans avoir pu briser le charme de la vie rêvée des vignes.
Écrivaine et historienne du cinéma, Gabriela Trujillo est l’autrice d’un essai, Marco Ferreri, le cinéma ne sert à rien (Capricci, 2021) et d’un roman, L’invention de Louvette (Verticales, 2021).