Vite, de l’air démocratique !

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle le montrent : en France, les électeurs choisissent majoritairement de soutenir des programmes xénophobes et nationalistes (33 %) ou de ne pas voter (25 %). Si la littérature ne change pas une élection, deux livres aident cependant à la penser. 19h59, de David Dufresne, sonne l’alerte quant à la monopolisation de l’espace médiatique par l’extrême droite. Un fou, de Leslie Kaplan, montre que la démocratie respire mieux dans la fiction que dans notre régime présidentiel.


Leslie Kaplan, Un fou. P.O.L, 96 p., 10 €

David Dufresne, 19h59. Grasset, 180 p., 18 €


Une grand-mère rejoint Paris avec son petit-fils. Dans le train, il fait des coloriages. S’installe à côté d’eux un jeune homme qui parle à l’enfant, regarde les vaches de l’autre côté de la vitre, colorie avec lui. « Et je suis fou », dit-il. Il s’appelle Simon, le garçon Hélio, la grand-mère peut-être Nelly. Ils aimeraient se revoir. Simon est « très remonté contre la politique récente du gouvernement concernant l’hôpital public, les soignants, les restrictions budgétaires ». À cause de « la destruction de l’hôpital », il n’a plus de séances de psy. Mais Simon a « une idée ». Il vient de lire un livre, « une science-fiction ».

Leslie Kaplan, David Dufresne : vite, de l’air démocratique !

Leslie Kaplan (2021) © Jean-Luc Bertini

Les jours suivants, le président de la République surgit à l’improviste ici ou là. À la Sorbonne, il cite du Kant avec un béret sur la tête ; dans le public d’un cirque, il célèbre les clowns et les enfants ; aux Invalides, il joue du Shakespeare pour les touristes. Ce président dit n’importe quoi, même des choses comme : « Il suffit de traverser la rue » (pour trouver du travail). Mais ce n’est pas l’incohérence ou la futilité de ses discours qui surprend tout le monde, ni son autoritarisme ou son autosatisfaction. Non, ce qui fait scandale, jusqu’à provoquer un communiqué de l’Élysée se plaignant d’un « imposteur », c’est que le président a été destitué. La parole d’un homme, un seul, qui parle tout seul, a remplacé celle d’un autre, qui décidait de tout, tout seul. Mais, par une stupéfiante traînée de poudre, le sabotage est suivi de multiples autres paroles. Partout, apparaissent des présidents. Une actrice de télévision, un tourneur sur métaux, une caissière, un conducteur de bus, un infirmier, font eux aussi des « visites surprises », dans « ce qu’il fallait bien appeler un mouvement ». La police et les contre-révolutionnaires répriment cette parole nouvelle. Mais quelque chose a eu lieu. Une nouvelle pratique du pouvoir vient de commencer. Le corps du roi est partagé.

Parce qu’elle observe le pouvoir au moyen du langage et le langage avec la pensée critique des écrivains et des poètes, Leslie Kaplan parvient à cette merveilleuse petite fiction, parue quelques jours avant l’élection. Son texte colle au plus près à nos usages du temps (il vous prendra moins de temps qu’un épisode de série), mais il parvient aussi à restituer avec la joie des fables le temps d’une démocratie affaiblie et minée de l’intérieur, dans laquelle un « président », ça ne dit plus rien. Les bandeaux commerciaux qui entourent les livres en librairie sont rarement signifiants, mais celui-là dit tout : « Tous présidents ! » Grâce aux forces mêlées du jeu, de l’humour, de l’imagination, sans doute également en souvenir de l’inventivité des Gilets jaunes, l’autrice (entre autres) de Mathias et la Révolution raconte comment dégénère la représentation politique à laquelle se sont habitués les Français depuis 1958 ; et comment le pouvoir d’un seul est dérobé, le temps d’un long happening, par un pouvoir mis en commun. Un fou déstabilise le réel, et nous permet de quitter, le temps d’une brève lecture, la résignation et la peur des lendemains de scrutin. Quelle bouffée d’air démocratique !

Pareil texte nous montre que, si l’on ne saurait redonner à la littérature une place qu’elle a perdue depuis longtemps dans la société, si elle n’est plus au centre des débats d’idées, la fiction et la poésie laissent ouverts des espaces qui se restreignent de plus en plus en dehors. Quand le champ public est cloisonné, un livre comme celui-là est un havre de liberté. Ce n’est pas une île déserte où se réfugier, mais un îlot peuplé de gens d’imagination. Dans le contexte français, une narration qui se passe des prétentions du grand roman ouvre un champ des possibles que de nombreux candidats à l’élection auraient aimé savoir ouvrir. Et c’est parce que la littérature nous fait encore imaginer qu’elle est encore capable de nous animer politiquement : grâce à Simon, grâce à « un fou », le monde est entré dans « une agitation de fond, une sorte de mouvement perpétuel ». N’est-ce pas à cette énergie que l’on voit la bonne santé d’une démocratie ?

Leslie Kaplan, David Dufresne : vite, de l’air démocratique !

David Dufresne (2019) © Jean-Luc Bertini

Un autre livre publié juste avant le vote passe par l’imaginaire pour observer notre régime présidentiel, mais avec moins d’espoir et moins d’amusement. Trois ans après son roman sur la répression des Gilets jaunes, le journaliste David Dufresne s’empare de la fiction sur le principe du « et si… ». En l’occurrence : et si, neuf jours avant un deuxième tour opposant le président sortant à la candidate de l’extrême droite, un magnat des médias, propriétaire d’une chaîne grand public et d’un empire industriel, se faisait kidnapper ? Et si cet enlèvement menait à la prise du pouvoir par le fascisme moderne ?

Thriller d’anticipation sur la concentration des médias, notamment par Vincent Bolloré, et la mise des médias de masse au service des idées antidémocratiques, 19h59 dénonce avec efficacité l’asphyxie et la manipulation du débat ainsi que le détournement des libertés de la presse (« La révolution, c’est l’information », dit le slogan de la chaîne dans laquelle on aura reconnu CNews). Ici, plus de discours pluriels, plus de pensées complexes, plus de savoirs critiques. Uniquement des discours à vendre, la tendance du marché allant à l’extrême droite. Avec un côté Baron noir (sans les socialistes, mais avec les renseignements généraux), le roman plonge dans le microcosme politique et médiatique se complaisant dans la catastrophe. Il évacue rapidement l’intrigue de la séquestration, pour se diriger vers la revendication du kidnappeur (un combattant pro-fasciste passé par l’Ukraine) : il veut débattre avec le président. Au moment où le président-candidat s’est passé de débattre avec ses concurrents, la fiction signale les dangers de ne pas faire vivre la démocratie. Si l’on voit passer le double de l’auteur, Étienne Dardel, « enfant perdu de la gauche en perdition » qui suit le credo de feu Pierre Naville (« Il faut organiser le pessimisme »), les protagonistes sont des transpositions des figures les plus grotesques et les plus désespérantes du quinquennat d’Emmanuel Macron. Prêtez-vous au jeu si vous en avez le courage, mais on préférerait un peu d’air.

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