Héraclite et Tchouang-tseu : traductions parallèles

Le sinologue et philosophe Jean François Billeter publie simultanément deux petits livres aux éditions Allia, une traduction commentée d’un court chapitre du Tchouang-tseu et un choix de fragments d’Héraclite suivi lui aussi d’un bref commentaire. Avec ces livres jumeaux, Billeter poursuit son singulier chemin, celui d’un interprète audacieux, soucieux de faire dialoguer pensée chinoise et pensée occidentale, et de lier la tâche de la traduction à celle de l’élaboration conceptuelle, au risque de proposer sans doute une interprétation d’Héraclite qui peut sembler excessive.


Jean François Billeter, Court traité du langage et des choses tiré du Tchouang-tseu. Allia, 82 p., 7,50 €

Jean François Billeter, Héraclite, le sujet. Allia, 56 p., 7 €


Le Court traité du langage et des choses tiré du Tchouang-tseu nous plonge au cœur de l’œuvre de Billeter, dialogue d’une vie avec cet ouvrage philosophique majeur, datant vraisemblablement du IIIe siècle avant notre ère, que l’on nomme le Tchouang-tseu. Dans son triptyque Leçons sur Tchouang-tseu, Études sur Tchouang-tseu et Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie (Allia, 2002, 2006 et 2010), Billeter évoquait notamment comment son travail de traducteur et d’exégète a été éclairé par la lecture des réflexions de Wittgenstein sur la notion de « description » ; afin de mieux comprendre le texte philosophique chinois, il y forgeait le concept de « régimes de l’activité » qui a nourri ensuite sa réflexion philosophique propre dans Un paradigme (Allia, 2012) et Esquisses (Allia, 2016). Ces deux essais ambitionnaient de réexaminer les rapports entre la conscience et le corps à l’aune du concept d’« activité » : « ce que nous appelons conscience est cette part de l’activité qui se perçoit elle-même », postulait le philosophe dans Un paradigme.

Héraclite, Tchouang-tseu : traductions parallèles de Jean François Billeter

« Zhuang zi » (avec commentaire de Guo Xiang ) © Gallica/Bnf

En publiant aujourd’hui ce Court traité, Billeter propose une belle expérience de lecture, qui pourra se poursuivre en revenant, vingt ans en arrière, vers les lumineuses Leçons sur Tchouang-tseu, où l’auteur explique sa démarche en dialoguant avec telle ou telle phrase de Kleist, de Michaux ou de Gracq. Le Court traité donne d’abord à lire en continu, sans notes et sans glose, la traduction du chapitre du Tchouang-tseu que Billeter choisit de publier isolément sous un titre rappelant Spinoza. Le livre présente ensuite le texte une seconde fois, avec l’original chinois et une explication progressive. La lecture proposée par Billeter procède d’une intuition passionnante : ce qui est évoqué, dans ce texte si nourrissant philosophiquement et si séduisant esthétiquement, c’est « la possibilité de sortir du langage et d’y rentrer, et d’observer ce qui change ».

Billeter mène à son terme un projet amorcé dans ses Études sur Tchouang-tseu, où une portion moindre de ce même chapitre était déjà proposée sous le titre « Toutes choses égales ». Outre une perspective d’interprétation forte, le petit ouvrage offre une traduction d’une très belle qualité littéraire. Voici une évocation de la tempête : « Ne les as-tu jamais entendus, ces mugissements ? Dans les gorges et les ravins des forêts des montagnes poussent des arbres géants dont les creux ressemblent à des narines, à des bouches, des oreilles, des godets, des gobelets, des mortiers, des bassins, des fosses – et cela gronde, et gémit, et mugit, et rugit, et râle, et murmure, et hulule et pleure. On entend chanter des grands oh suivis de grands ouh – petite harmonie quand souffle la brise, grande harmonie quand souffle l’ouragan ».

Héraclite, Tchouang-tseu : traductions parallèles de Jean François Billeter

Wang Hui, « Paysage de montagne avec cascade », 1691 (copie du XVIIIème siècle) © Musée des Arts d’Orient, Moscou

Quittant les parages de la pensée chinoise et renouant avec l’étude du grec entreprise au lycée, Billeter publie dans Héraclite, le sujet une traduction commentée d’un libre choix de fragments du philosophe d’Éphèse. Contestant le lieu commun ancien de l’« obscurité » d’Héraclite, l’ouvrage part du principe qu’il est possible de retrouver une cohérence de pensée à travers ce que l’on a coutume d’appeler les « fragments » du philosophe. Billeter déroule son fil d’Ariane à travers ce labyrinthe des fragments, prenant tel fragment pour point de départ, tel autre pour tournant, commentant le lien entre tel et tel fragment au lieu de les accoler sèchement ; le traducteur philosophe tâche de retrouver l’ordre organique d’une pensée, là où d’autres éditions, comme celle des hellénistes allemands Diels et Kranz (1901), adoptent l’ordre arbitraire de la série alphabétique des « citateurs » d’Héraclite, auteurs d’époques diverses allant de Platon à l’ère chrétienne. Le travail de Billeter dialogue avec d’autres tentatives pour retrouver une cohérence au sein des fragments, notamment celle de Marc Froment-Meurice publiée aux éditions Galilée en 2020 (Héraclite l’Obscur. Fragments du même).

La traduction proposée par Billeter est animée, comme toujours chez lui, par un souci de clarté et d’élégance : « l’éternité est un enfant qui joue, poussant ses pions ; elle a de l’enfant la souveraineté ». On est loin des choix quelque peu emberlificotés d’autres exégètes comme Jean Bollack et Heinz Wismann qui, dans Héraclite ou la séparation, traduisaient par exemple le célèbre aphorisme « la nature [phusis] aime à se cacher » par « la chose comme elle vit aime à se cacher ». La pratique de Billeter s’enracine dans une réflexion mûrie de longue date ; dans ses subtils Trois essais sur la traduction (Allia, 2014), il proposait un séduisant modèle des cinq « opérations » nécessaires à toute traduction véritable. Plus récemment, dans Le propre du sujet (Allia, 2021), il s’en est pris de manière polémique aux traductions de Nietzsche confiées à des « spécialistes de la philosophie qui négligent la question du style » ; Billeter y proposait de faire le parallèle entre une traduction d’un passage de Humain, trop humain dans une édition française de poche et sa propre traduction, plus déliée sans doute, du même texte.

Héraclite, Tchouang-tseu : traductions parallèles de Jean François Billeter

Héraclite, détail de « L’École d’Athènes » de Raphaël  © Musées du Vatican

Reste que la démarche d’interprétation de la pensée d’Héraclite par Billeter pose question sur le fond. Adoptant une posture polémique à l’encontre des traditions d’interprétation de la pensée du philosophe d’Éphèse, Billeter considère qu’on lui a attribué « des idées qui ne sont pas les siennes et qui ont passé pour siennes jusqu’à nos jours ». De manière très inattendue, il considère notamment que « le fameux “panta rhei” (“tout s’écoule”) est devenu pour la postérité la pensée maîtresse du philosophe, alors que rien n’atteste qu’il l’ait jamais formulée et alors qu’elle est sans rapport avec sa pensée » ; c’est une idée qui semble pourtant bien présente au sein d’une série non négligeable de fragments donnés à lire habituellement. On peut s’interroger sur les raisons qui amènent Billeter à exclure de manière si catégorique de sa lecture tel ou tel fragment ou telle ou telle notion. Son travail gagne à être lu en parallèle avec d’autres, comme celui, remarquable, de Jean-François Pradeau aux éditions Garnier-Flammarion, qui part du principe qu’ « il faut renoncer à une lecture immédiate d’Héraclite » et replace les énoncés que l’on a coutume de désigner sous le terme assez trompeur de « fragments » dans leur contexte précis de citation par les auteurs antiques ; on y trouve notamment une suite de citations bel et bien regroupées autour de la notion d’« écoulement ».

Ressaisi dans la trajectoire d’ensemble de Billeter, Héraclite, le sujet peut donner le sentiment que l’auteur cherche à faire entrer assez artificiellement le corpus héraclitéen dans un cadre conceptuel qu’il avait élaboré au service de la compréhension de la pensée chinoise puis développé de manière autonome. Revenons au fameux « phúsis krúptesthai phileï », traduit d’ordinaire par « la nature aime à se cacher » ; Billeter propose pour sa part : « la plupart du temps la réalité reste cachée ». Le choix surprenant du mot « réalité » renvoie à une réflexion antérieure de l’auteur, qui proposait de distinguer « monde » et « réalité » dans Un paradigme. Le titre même de l’ouvrage, « Héraclite, le sujet » manifeste une certaine brusquerie : Billeter sait pertinemment qu’il accole au nom d’Héraclite un concept philosophique moderne, sur lequel il a lui-même bâti toute une réflexion. L’excursus héraclitéen n’est sans doute pas le moment le plus convaincant d’une œuvre riche et singulière, qui mérite d’être lue presque de bout en bout.

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