L’atelier de Jean-François Billeter

Le sinologue Jean-François Billeter a publié cette année trois livres brefs, originaux et fort suggestifs : Les gestes du chinois, L’art d’enseigner le chinois et Le propre du sujet. Les deux premiers ont en commun d’évoquer les spécificités de la langue chinoise, tandis que le troisième est d’abord un essai philosophique qui interroge les notions d’activité, d’intention, d’imagination, de crise (politique, écologique, communicationnelle) à partir de la question du sujet. Cependant, de nombreux liens thématiques et stylistiques unissent ces trois ouvrages ; même si Le propre du sujet évite sans doute délibérément toute référence explicite à la culture chinoise, il peut aussi s’entendre en écho des travaux de Billeter sur le penseur Zhuangzi.


Jean-François Billeter, Les gestes du chinois ; L’art d’enseigner le chinois ; Le propre du sujet. Allia, 96 p.,  64 p. et 64 p., 9 €, 8 € et 7 €


En bref, la lecture simultanée de ces livres nous introduit dans les vastes et fertiles recherches d’un sinologue et écrivain qui nous fait percevoir les coulisses de son travail, son « atelier » en quelque sorte ; le rapport qu’entretient Jean-François Billeter à la philosophie, à la littérature et à la sinologie y est étroitement solidaire de personnes, de lieux et de pratiques de prédilection. Si le langage peut devenir une suite de gestes incarnés et l’enseignement un art, le sujet peut accéder à lui-même à travers un patient travail sur les formes du langage. Au vrai, le propre du sujet, c’est aussi une façon de promouvoir la liberté d’exercice de la pensée, une critique radicale de la fuite en avant néolibérale comme aussi d’un collectivisme de plus en plus autoritaire à travers la traçabilité des nouvelles technologies et la matrice de leur scientisme mort-né.

Trois livres pour entrer dans l'atelier de Jean-François Billeter

Recueil de poèmes heptasyllabiques mentionnant le nom de Zhang Fu lang et la date du 6e jour du 5e mois, an ji hai de la 3e année tian fu des grands Tang (6 juin 938) © Gallica/BnF

La pensée de Billeter retient par sa constante volonté d’authenticité et d’unification de soi. Elle incite avec maturité à sortir des grilles obligées d’un savoir aliénant pour laisser venir à soi une vision où l’intuition et l’intellection, voir et faire voir, ne sont plus qu’un seul acte de connaissance. Sur ce point, son éloge du premier Nietzsche, héritier de l’historien Burckhardt, est éclairant, un Nietzsche davantage poète que philosophe, un Nietzsche au style stendhalien et enjoué. L’obsession de l’éternel retour, de la volonté de puissance et de l’immoralité de la nature enfermera ensuite l’essayiste allemand dans un étau de contradictions impossible à desserrer et violemment tragique : la crise toujours davantage relancée de l’apollinien et du dionysiaque, l’impossibilité d’allier la musique à une sagesse devenue désespérément folle… tout va brûler au feu génial mais toujours plus morbide du grand polémiste allemand, toutes les frontières entre le « bien » et le « mal » comme aussi toute possibilité de proposer une raison politique. Or, cette dernière n’est-elle pas d’abord un mixte d’utopie et de compromis capable de rendre l’avenir vivable, sensé et partageable dès maintenant ?

Atteindre le propre du sujet engage donc peut-être moins dans une généalogie de la morale et une « philosophie de l’histoire » que dans une attention redoublée au présent. Donner forme, donner sens, ne pas fausser le rapport à soi, aux autres et au réel par les déportements de la volonté et sa fièvre de projection, il y a, semble-t-il, dans la pensée de Billeter une sagesse marquée par la Chine classique et l’assurance occidentale d’un compromis toujours possible entre l’instant et la durée, l’immanent et le transcendant. Circonscrite et limitée, ouverte à l’universel mais modeste, l’attention à l’autonomie du sujet ouvre pour lui à la puissance d’apprendre et d’agir et par là à un surcroît de liberté. Les exemples qu’il donne de cette « puissance » sont d’autant plus parlants qu’ils sont d’une extrême simplicité.

Trois livres pour entrer dans l'atelier de Jean-François Billeter

Un acte libérateur de la singularité du sujet est un acte qui mord sur l’humus du possible et des mille circonstances de son contexte particulier ; en ce sens, descendre en soi, c’est aussi s’ouvrir à l’expérience d’un lien social retrouvé. Des lieux familiers à l’auteur reviennent ainsi à sa mémoire de façon discrète mais vivante, en particulier la ville de Bâle, « ville mitoyenne de l’Allemagne et de la France », à l’égard de laquelle il entretient une dette symbolique liée à la Réforme, à l’historien Burckhardt et au jeune Nietzsche qui s’en est inspiré.

Partant, le point essentiel qui émerge de cette réflexion méditative, c’est le goût du temps. Il donne chance au propre du sujet d’émerger, le rend libre des langages institutionnels (famille, milieu social, nation, religion, etc.) sans l’ériger en nombril charismatique du monde. L’acceptation de la durée introduit l’homme à « une physique élémentaire de la subjectivité ». Une « physique élémentaire », puisqu’il n’y a pas de sujet qui ne naisse d’une attention redoublée à la nuit du corps. La notion d’intégration, centrale chez Billeter, ce sont les effets dynamiques d’un arrêt de la pensée dialectique et procédurale. L’intégration ouvre à la lucidité du corps, elle est une « concentration et une intensification de l’activité qui la rend […] sensible à elle-même », le point nodal d’une intuition appelant avec elle la conscience. Dans L’art d’enseigner le chinois, cette même notion est reprise avec un accent plus relationnel et social : « un phénomène que chacun peut observer au sein de l’activité dont nous sommes faits : des forces qui pouvaient rester séparées ou se rencontrer et s’affronter, se paralysant mutuellement, s’alliant pour produire ensemble une activité supérieure, momentanément ou durablement ».

Trois livres pour entrer dans l'atelier de Jean-François Billeter

Nul n’est là pour faire nombre, et la promesse de tout langage est un geste qui bouscule la quantification de soi pour donner voix et forme au sujet et au monde. La « pureté du hasard » y concourt si l’on veut bien se laisser surprendre par elle. Ainsi, si je cherche en vain un mot, nul volontarisme ne me le donnera mais il vient à moi dans une mise en suspens de toute intentionnalité et un consentement aux surprises de la perception.

Lutter contre les passions tristes, c’est aussi ne pas désespérer des ressources démocratiques de l’Europe. Sans faire d’elle l’objet d’un messianisme civilisationnel conquérant, Billeter défend l’Europe comme une réalité géoculturelle et politique familière d’une liberté difficile à vivre mais vraiment salutaire si elle est cent fois remise sur le métier. Il se pourrait bien en effet que la notion de paideia, d’éducation façonnée au creuset de l’humanisme antique, des Lumières mais aussi de l’audace théologique de Dante, puisse redevenir un héritage politiquement transmissible, celui d’un mode de connaissance où la mise en commun nécessaire au vivre-ensemble postule une pluralité sans cesse renégociée de pensées et de styles de vie authentiquement singuliers.

Trois livres pour entrer dans l'atelier de Jean-François Billeter

Recueil de poèmes heptasyllabiques mentionnant le nom de Zhang Fu lang et la date du 6e jour du 5e mois, an ji hai de la 3e année tian fu des grands Tang (6 juin 938) © Gallica/BnF

Enfin, le rapport au mandarin et à l’enseignement participe lui aussi de cette légèreté d’un temps vivant et spontané appelant la « gestuation » d’une parole plus que l’imposition d’un savoir. Le geste se conjugue aussi à l’emploi de couleurs propre à la méthode du Silent Way de Caleb Gattegno – que nous nous excusons de ne pouvoir préciser davantage maintenant. La métaphore de l’enseignement est d’abord celle de la musique où  l’enseignant est un chef d’orchestre et ses étudiants des musiciens qui n’ont besoin que de quelques légères interventions pour prendre part au rythme de la langue chinoise. Dès son arrivée à Pékin, en 1963, le futur sinologue est frappé par l’écart entre la souplesse d’esprit du mandarin et la pesanteur des règles grammaticales où l’enseignement veut l’enfermer. C’est pourquoi il a longtemps cherché à mettre en relief les gestes imaginatifs qui peuvent rendre compte de l’ensemble des dispositifs de la langue chinoise.

Dans un tel contexte, les gestes  sont « les relations de contiguïté » entre les mots dans la langue mandarine ; selon Billeter, ces gestes sont au nombre de cinq : le thème/propos, le qualifiant/qualifié, le geste verbe/objet, le geste de l’enchaînement, le geste du verbe composé. Sans entrer dans les détails techniques de ce parcours linguistique lumineux, la notion de geste permet d’insister sur « l’indétermination grammaticale » des caractères. Ainsi, les catégories d’adjectif, de préposition, ne sont pas vraiment pertinentes en chinois. Plus fondamentalement, la notion même de phrase y est tout à fait différente. Ainsi, shan gao, l’exemple qui illustre la notion du geste thème/propos, le plus structurant en chinois : « la montagne est haute » forme une phrase de façon extrêmement simple sans sujet, verbe ni prédicat ; elle est d’abord la mise en relation immédiate d’un thème (la montagne) et d’un propos (le locuteur qualifie l’objet dont il parle, soulignant sa hauteur). Tout y est geste, « action, puis ce que l’action atteint ».

Trois livres pour entrer dans l'atelier de Jean-François Billeter

Ce geste thème/propos structure le sens à la manière d’un double point caractéristique du rythme de la langue chinoise, d’une façon de ponctuer la prise de parole qui place toujours le thème en premier et le propos en dernier. Ces relations linguistiques ne sont donc pas seulement symboliques, elles assurent aussi une liaison permanente entre le réel et l’imaginaire des locuteurs de la langue chinoise. « Nous ne pouvons pas imaginer », affirme l’auteur, « un geste sans l’exécuter intérieurement ni l’exécuter intérieurement sans l’imaginer ». À titre d’exemple, ces gestes intérieurs sont ceux que nous faisons lorsque nous voulons chanter un do suivi d’un sol ; je produis intérieurement, mentalement, une « quinte ascendante » pour bien me préparer à chanter la note do puis la note sol.

En bref, les ressorts de la langue chinoise apparaissent avec force et clarté dans les cinq gestes élaborés par l’auteur, et son ouvrage est à recommander à tout sinisant ou sinologue, quel que soit son degré de compétence en chinois classique ou moderne, écrit ou parlé. Cette présentation de la langue et de l’enseignement du chinois révèle que cette langue est faite pour les sentences, les proverbes et la poésie. Elle demeure le lieu d’expression d’une sorte d’esprit d’enfance par sa réelle simplicité et sa souplesse de forme et d’usage ; l’auteur dévoile en particulier la capacité du verbe composé chinois de produire de façon illimitée des combinaisons toujours neuves de verbes entiers. Ce sont comme de nouvelles paroles « nées dans l’instant » : ces verbes que la grammaire habituelle appelle « verbes résultatifs » peuvent être en effet d’une grande éloquence. L’expression [ta] ba si ren shuo huo le [吧 死 人 说 活 了que le sinologue met en lumière l’illustre merveilleusement, elle signifie : « « elle parlait de morts avec le résultat qu’ils étaient vivants », autrement dit : elle a « rendu la vie aux morts » ». Les verbes shuo, « parler », et huo, « vivre », associent l’action et la qualité pour faire entrer le langage dans un autre rapport au temps et à la causalité.

Si l’instant par la parole donne à croire à un franchissement réel de la mort, il n’y a plus alors que les limites d’une raison normative pour censurer la puissance infinie du verbe à l’œuvre dans les gestes du langage et la « nature » insaisissable de chaque être parlant. Redonner au langage la primauté du geste, c’est rouvrir un lien de réciprocité entre les générations, entre les morts et les vivants, c’est briser les mille formes de reproduction sociale qui reconduisent le confit indéfiniment ressassé des charismes et des institutions, des normativités et des singularités. En ce sens,  l’expérience de la langue chinoise et de ses sagesses incite davantage à écrire et à vivre à l’affût du possible qu’à redéfinir ce qu’est le sujet, la nature, le politique ; elle est une promesse que le travail de Jean-François Billeter entretient avec une sobre profondeur, d’une certaine façon la promesse d’une « communauté d’incomparables » toujours en butte à deux pouvoirs opposés, celui du politique, la conservation de soi jusqu’à l’abjection, et celui des ego, la dépense de soi jusqu’à l’abjection.

Tous les articles du n° 134 d’En attendant Nadeau