Psychologie des poules

La poule : mort ou comble de la littérature ? De Jules Renard, Catulle Mendès disait qu’il finirait par écrire « La poule pond » et se croiserait les bras « en arrêt admiratif sur cette beauté ». Ce à quoi l’auteur des Histoires naturelles rétorqua que Mendès écrirait « La poule foire » et en remplirait tout un volume sinon plus. Dans Le poulailler métaphysique, de Xavier Galmiche (prix Décembre 2021), ce n’est pas toujours la poule mais l’homme qui foire.


Xavier Galmiche, Le poulailler métaphysique. Le Pommier, 160 p., 15 €


Ce recueil d’histoires de basse-cour commence en effet par une erreur, sublime et affligeante : la mise à mort, par l’apprenti-fermier narrateur, de la mauvaise poule, qui, par son sacrifice, offre un répit à sa comparse trop semblable. C’est une anecdote de quelques lignes, petite forme et petite histoire qui ouvrent pourtant sur la mort et le sacré ; voilà qu’émergent une poule rescapée, désormais taboue, et un humain navré, presque humilié. Tout au long du livre de Xavier Galmiche, le lecteur passe, parfois à l’échelle d’une phrase, d’un niveau de l’existence à l’autre. Car le petit univers de la modeste ferme de ce professeur d’université parisienne réfugié en province bruisse de questions existentielles. Tout commence donc par la poule.

Le pari était hardi : la poule n’a pas de grandes lettres derrière elle ; elle n’évoque ni l’intimité oisive des chats de Colette, ni les profondeurs sauvages du tigre de Blake. Même sur sa mort, la littérature ne s’est guère penchée avec effroi : pas de Felix Salten ni d’Ernest Hemingway de la poule. Au contraire : c’est en la traitant de « Sale bête ! » que l’égorge la Françoise pas si sainte ni douce de Proust. La poule semble dédiée au ridicule : La Fontaine y cristallise sa verve héroïcomique ; Werner Herzog s’extasie devant « l’énormité de sa cervelle plate ». Poule et couteau, poule mouillée, poule sur un mur, qui picote du pain dur… Mais c’est dans cette absence d’aura littéraire que Xavier Galmiche interroge les limites, simples et essentielles, de la condition du vivant, de l’herbe au ver de terre, de l’homme à Dieu. Tout est placé sous le signe – et le style – de l’humilité : l’infime contient l’essentiel.

Le poulailler métaphysique, de Xavier Galmiche : psychologie des poules

Coq et poules (1913) © Gallica/BnF

C’est un peu semblable à une poule saisie par le cou que le lecteur entre dans ce poulailler de Normandie, invité à picorer les interrogations, posées à mi-voix, que suscite le soin des bêtes. Parfois, l’observation de ce monde est interrompue par des « enquêtes à faire », dont Xavier Galmiche égraine son texte : sur la possibilité de la perfection (d’un œuf ou d’un amour), sur la glane comme pratique éthique, sur l’empathie comme exercice spirituel, ou sur les sons échangés entre une poule et son poussin, soupçon de langage dont il nous faut accepter le mystère insondable.

Ce regard et cette écoute du plus petit renvoient à un pari pascalien sur la miséricorde de Dieu. Galmiche s’en excuserait presque : « Mes congénères n’aiment pas parler de Dieu. Ils n’aiment pas parler des retombées métaphysiques du poulailler. » Et pourtant : de la poule au fermier, il y a peut-être la même distance que de l’humain à Dieu. Telle est l’hypothèse analogique que Galmiche pose dans son livre. Elle vibre singulièrement dans la section intitulée « Moi, la poule », qui fait affleurer la parole d’une poule anonyme, philosophe et solitaire, alter ego de l’apprenti-fermier : « Le regard que je pose sur les vers de terre, j’espère que Dieu le pose sur moi. » Miséricorde pour les créatures mortelles. C’est dans une tradition littéraire catholique que Galmiche se situe, entre la poésie de l’ordinaire de Marie Noël, dont il a édité la correspondance (J’ai bien souvent de la peine avec Dieu, Cerf, 2017), et les exercices ignatiens du poète tchèque Vladimír Holan, dont il est un grand spécialiste (Vladimír Holan. Le bibliothécaire de Dieu, Institut d’études slaves, 2019).

Le décor est planté : un appentis à même la terre, dans un pré, derrière le hangar de la maison où vit en couple le professeur rurbain. Le schéma, fruste, s’ouvre sur un bestiaire subtil en couleurs et en caractères : on rencontre une poule bleue boiteuse, une petite noiraude surnommée « Va-nu-pieds », des poules cou-nu de Transylvanie, une petite poule rousse et des coqs nains – véritables voyous qui épuisent les femelles. Le lyrisme émerge, parfois, sous l’espèce de petits paysages, fugaces comme des visions de saint François, où chatoient le rouge des fruits, le roux des plumes, le grège des moutons et le vert du pré. Dans ces décors, Galmiche nous invite à épier avec lui la vingtaine de vocalisations gallinacées, « sous le seuil de la parole ». C’est une quête de l’infrason, une poétique du dessous, un tâtonnement autour de l’informulé, du substrat et de l’archaïque, qui convoquent une forme mélancolique de la culture, consciente des limites de l’humain et aussi, peut-être, de la fragilité du divin.

La poule courate, écrit Galmiche. L’humain aussi. À fuir la mort, qui est partout dans ce livre où les poules, parfois, crèvent de lassitude, et dont on sent qu’il est – aussi – un livre de deuil : « Les fins dernières », titre de sa quatrième section, est un petit genre semblable au memento mori. Au détour d’un paragraphe, discrètement posée là, on croise la mère du narrateur, qui s’amusait de ce fils qui « va aux poules » comme d’autres vont aux putes ; une mère accompagnée dans la mort, et dont le cou déjeté rappelle la courbe de celui d’un poussin chétif dont l’apprenti-fermier a dû abréger les souffrances.

Le poulailler métaphysique, de Xavier Galmiche : psychologie des poules

Maternité obsédante et, sans doute, l’une des grandes forces de ce livre qui la met toujours en tension avec la précarité de l’être. Défilent ainsi moult poules-mères qui sont loin d’être des mères-poules. La seule à mériter le cliché est une dinde, qui dépérit de chagrin chaque fois que son poussin adoptif meurt (parfois, de son fait) – et à qui Xavier Galmiche rend hommage, et aussi justice, contre les stéréotypes humains qui l’accablent. Dans le meilleur des cas, les poules adoptent les petits de leurs comparses. Dans d’autres, elles sont aussi infanticides qu’une mère de Mauriac, qu’elles tuent leurs poussins sagouins ou les poussent au suicide par manque d’amour. Dans le livre de Galmiche, ça courate comme dans une danse macabre. Parce qu’il y a aussi des cordes, dans les granges à la campagne, et il y a aussi une corde qui pend dans celle de l’apprenti-fermier. Le coquasse est fils de la mélancolie, qui le dispute à l’espérance.

En sondant ces liens ténus avec ses poules, sans jamais masquer la férocité des unes ni sa propre implacabilité, Xavier Galmiche cultive une éthique écologique où l’humain est remis à sa juste place, en rapport avec les autres espèces. Cette éthique ne conduit pas à des vociférations doctrinaires mais à une réflexion soutenue sur les petits cycles de la vie, comme dans quelques pages pleines d’humour sur la glane à laquelle se livre notre éleveur de poules entre 5 et 7 h du matin : à l’anthropologie des rythmes méconnus de la grande ville se mêle la typologie presque baroque des glaneurs et des ordures.

La zooéthique de Galmiche ne s’interdit pas l’empathie, sans illusion toutefois sur ce sentiment de familiarité, situé « au degré le plus commun » de l’échelle esthétique. L’empathie, nous avertit-il, ne vaut que transformée par « un exercice où elle-même s’énonce à bas bruit ». Aussi Le poulailler métaphysique est-il un effort éthique et spirituel pour prolonger cette promesse fulgurante de communauté – effort modeste toutefois car, si la métaphysique est chose sérieuse, Galmiche n’oublie jamais que poule et homme ont aussi le ridicule en partage. Pour les lecteurs, la promesse est tenue à travers ces aventures transhumaines, où transparaissent l’inquiétude et l’humour, tels les deux coins d’un même sourire.

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