Le philosophe américain Kwame Anthony Appiah, dont deux ouvrages avaient déjà été traduits en français, Pour un nouveau cosmopolitisme (Odile Jacob, 2008) et Le code d’honneur (Gallimard, 2012), est l’un des meilleurs spécialistes de la question de l’identité, sur laquelle il avait dirigé avec Henry Louis Gates, en 1996, un livre important réunissant, entre autres, Walter Benn Michaels, Gayatri Chakraverty Spivak et Judith Butler. Vingt-deux ans plus tard (la publication originale date de 2018), il examine à nouveaux frais ce qui définit ce que nous sommes dans Repenser l’identité. En mêlant avec une extraordinaire aisance l’anecdote personnelle et les considérations théoriques sur ce qui nous détermine : la croyance, le genre, la citoyenneté, la couleur de peau, la classe sociale et la culture. Le sous-titre indique l’orientation du livre : c’est en passant au crible de la rationalité les « mensonges qui nous unissent » que l’on parviendra à réellement « repenser l’identité ».
Kwame Anthony Appiah, Repenser l’identité. Ces mensonges qui nous unissent. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard. Grasset, 416 p., 24 €
Appiah récuse à la fois toute théorie du sujet de type monologique et le multiculturalisme standard où seule l’insertion du sujet dans des récits collectifs, qui préexisteraient à sa volonté, déciderait de ce qu’il doit être. À ces deux façons de concevoir la construction identitaire, il oppose le modèle de la conversation transculturelle. Car – c’est la grande leçon de l’anthropologie –, lorsque l’étranger n’est plus un être imaginaire mais un acteur d’une vie sociale humaine, « si nous le voulons tous les deux, nous avons la possibilité de finir par nous comprendre », écrivait-il dans Pour un nouveau cosmopolitisme. La conversation, « en aidant simplement les êtres humains à s’habituer les uns aux autres », apparaît comme le moyen de transcender les frontières identitaires — thèses également défendues, avec des arguments différents mais d’esprit comparable, par Ali Benmakhlouf [1].
L’affirmation de cette possibilité représente le point de départ de la morale cosmopolitique. Le cosmopolitisme qu’Appiah préconise est dit « enraciné » pour souligner qu’il doit être conscient de ses préférences locales. On pourrait tout aussi bien, à l’instar de Paul Gilroy, le qualifier de « démotique », dans la mesure où il attribue une valeur civique et éthique au processus d’exposition à l’altérité. C’est à l’aune de son engagement cosmopolitique qu’il convient de dégager les enseignements du présent ouvrage.
De l’identité, Husserl disait qu’elle était absolument indéfinissable. Le moins que l’on puisse dire est que ce caractère ne constitue pas un obstacle à son utilisation, dès l’instant où celle-ci s’inscrit sur le terrain politique et cherche alors à dire quels sont les caractères que nous décrivons, à tort ou à raison, comme communs et qui, inexorablement, nous distinguent des autres. C’est surtout à partir de la seconde moitié du XXe siècle que son invocation est devenue envahissante, concomitamment au réveil des singularités collectives dont la légitimation impliquait qu’elles fussent fondées sur des réalités substantielles.
On mesure par conséquent la difficulté de dépasser cette revendication de particularismes pour parvenir à bâtir une identité créatrice de sens qui s’inscrirait dans la suture plutôt que dans la rupture et qui ouvrirait sur la possibilité d’un monde commun. Il convient dès lors de refuser l’absolutisation de la différence culturelle afin d’éviter son instrumentalisation par les idéologies identitaires pour lesquelles l’individu n’existe qu’en tant que membre de sa communauté originelle. Certes, les communautés d’appartenance d’un individu déterminent l’horizon de sens à partir duquel il peut se raconter. Mais elles ne doivent pas être considérées comme des ensembles homogènes quant aux valeurs et aux significations, ce qui équivaudrait à méconnaître le fait que nous possédons une pluralité d’identités significatives dont nous ne pouvons nous priver sans risquer de renoncer à ce qui est le plus spécifiquement humain : l’affirmation de notre différenciabilité individuelle [2].
Aucun d’entre nous, remarque Appiah, « ne crée ex nihilo le monde que nous habitons ; aucun d’entre nous ne façonne nos valeurs et nos engagements sans dialogue avec le passé ». Mais, ajoute-t-il, le dialogue n’est toutefois pas un déterminisme. L’identité est une activité et non une chose, et il est de la nature des activités d’apporter du changement : « nous ne nous contentons pas de suivre les traditions, nous les créons ».
D’ailleurs, l’usage de l’identité pour se référer à l’appartenance à un groupe de référence est impropre du point de vue logique. En effet, comme l’écrit Claude Romano, « personne ne peut être caractérisé uniquement par le fait d’être une femme ou un homosexuel. Il ne s’agit là que d’une caractéristique parmi d’autres, d’un élément de son identité, si l’on veut, certainement pas d’une identité [3] ». Cette fréquente confusion dessine la pente sur laquelle le droit à la différence se dégrade en droit à l’enfermement. Magali Bessone le dit avec force, la notion d’identité doit donc être « récusée normativement et politiquement au plan collectif [4] ». Les caractéristiques culturelles doivent être appréhendées comme nominales et non substantielles, ce qui permet de saisir l’écart entre ce que je suis (mes déterminations culturelles, sociales, politiques) et qui je suis (la singularité et la multiplicité des expériences que je compose pour en faire le récit). Cette perspective n’a donc rien de commun avec les politiques de l’identité qui réclament des droits pour un sujet collectif, alors qu’une politique fondée sur la justice exigera le respect de droits individuels.
Dénoncer les mensonges qui nous lient implique également un examen fortement critique de la notion de « souveraineté nationale », ce « principe chéri de notre ordre politique ». Elle peut se résumer par le paradoxe suivant : nous avons certes le droit à l’autodétermination, mais cette idée ne peut nous guider qu’après avoir décidé qui est ce « nous ». Et, à cette question, nous dit Appiah, il n’y a presque jamais une unique réponse possible. Sous le nom de « symptôme de la Méduse », il pointe le risque de l’imposition d’une identité considérée comme la seule authentique : chaque individu alors « perd son autorité sur son propre récit de lui-même ». Ce qui devrait simplement être reconnu se voit ainsi gravé dans le marbre. Pourtant, « nous pouvons vivre ensemble sans une religion commune ni même l’illusion délirante d’avoir une ascendance commune ». Il ne faudrait pas oublier, alors « qu’une vague spumeuse de nationalisme de droite déferle une fois de plus sur l’Europe », la leçon d’Italo Svevo : « Ironiste invétéré, il puisait sa verve dans le fait d’être plus-ou-moins-juif, plus-ou-moins-allemand, et, sur la fin, juste plus-ou-moins-italien ». Italo Svevo est encore avec nous, rappelle Appiah, et « les confesseurs de l’ambivalence sembleront toujours en position d’infériorité parmi les partisans fervents de l’hostilité aux immigrants ». Il nous faut pourtant, conclut-il, affronter « la réalité alambiquée de nos différences ».
Des réflexions du philosophe sur la couleur de peau, il nous faut retenir le magnifique portrait d’Amo, qui, enfant, avait été offert comme cadeau au duc de Brunswick-Wolfenbüttel puis cédé au fils du duc, August Wilhelm. L’histoire ne dit pas si l’enfant, noir de peau, avait été réduit en esclavage ou envoyé par des missionnaires pour recevoir une éducation chrétienne. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’il fut baptisé et qu’il reçut le nom d’Anton Wilhelm. Après une maîtrise de droit à Halle, il obtint un doctorat en philosophie à Wittenberg. À cette double compétence, il ajouta la médecine et l’astronomie et la connaissance du néerlandais, du français, du latin, du grec et de l’hébreu ainsi que, probablement, celle de l’anglais et de l’allemand. On comprend que le cas d’Amo soit considéré par Appiah comme un exemple crucial dans les débats sur les aptitudes du Noir qui eurent lieu au moment des Lumières et au-delà. L’abbé Grégoire, pourfendeur de l’esclavage, présente Amo comme preuve de sa croyance en l’unicité de la race humaine. Pour lui, cité par Appiah, après avoir examiné un groupe d’enfants noirs, « il n’existoit de différence » entre eux et les Européens « que celle de la couleur ».
Comment mieux dire que la marque la plus caractéristique de notre espèce est que notre héritage est à la fois biologique et culturel : « Nos gènes font des cerveaux qui nous permettent d’apprendre les uns des autres des choses qui ne sont pas dans nos gènes » ? Et Appiah insiste, à juste titre, sur l’importance cruciale de la néoténie (il n’utilise pas le terme), c’est-à-dire de « la longue période de dépendance que nous appelons enfance, période nécessaire car, pour devenir un membre de notre espèce fonctionnant pleinement, on doit avoir le temps d’apprendre les choses qui font de nous des humains ».
Mais, hélas, l’unicité de la race humaine n’empêche pas le racisme. Et ce n’est pas son inexistence biologique qui empêche la race de jouer un rôle prépondérant dans la vie politique américaine (mais pas seulement). Appiah, malgré une position consistant à éliminer sémantiquement le concept de race, insiste sur les identités raciales, identités toujours fluctuantes et accidentelles, en tant que produit de l’assignation subie. Il est dès lors crucial de se pencher sur la façon dont les gens pensent en matière de race : « On peut avoir besoin de comprendre ce qui se dit de la “sorcellerie” dans une culture qui possède un tel concept […] que l’on croie ou non à la réalité des sorciers [5] ». Dans cette perspective, l’étiquette raciale produit des effets sociaux et psychologiques qui influencent fortement le destin individuel. Appiah parle ainsi de l’identification pour désigner le processus « par lequel l’individu construit ses projets, conduit sa vie et élabore sa conception du bien en se référant aux étiquettes et identités à sa disposition ». Ces étiquettes doivent être comprises comme des biens sociaux.
Appiah, dès lors, dénonce le « fantasme libéral » selon lequel les identités sont simplement choisies car « des identités sans exigences nous seraient inutiles » : « Les identités fonctionnent uniquement parce que, à partir du moment où elles s’emparent de nous, elles nous donnent des ordres, nous parlent comme une voix intérieure ; et parce que d’autres, croyant savoir qui nous sommes, s’adressent aussi à nous ». Et si nous ne nous soucions pas des formes que nos identités ont prises, « nous ne pouvons tout simplement pas les refuser ». Déconstruire nos certitudes pour dépasser le piège identitaire, tel est le pari (réussi) de Kwame Anthony Appiah.
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Ali Benmakhlouf, La conversation comme manière de vivre (Albin Michel, 2016).
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Georges Devereux, « La renonciation à l’identité : défense contre l’anéantissement », Revue française de psychanalyse, vol. 31, n0 1, janvier-février 1967, p. 101-142.
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Claude Romano, « Être soi-même : une chimère ? », in Jean Birnbaum (dir.), L’identité, pour quoi faire ?, Gallimard, 2020, p. 23.
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Magali Bessone, « Du “je” au “nous” : désagréger l’identité », in Jean Birnbaum (dir.), op. cit., 2020, p. 61.
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Anthony Appiah, « Race, culture, identité », in Magali Bessone et Daniel Sabbagh (dir.), Race, racisme, discriminations. Une anthologie de textes fondamentaux, Hermann, 2015, p. 56.