Afghanistan : un échec sans appel

Achevé près d’un an avant le retrait d’Afghanistan de l’ensemble des troupes américaines et occidentales, le livre du politiste Gilles Dorronsoro avait valeur prémonitoire. Très fin connaisseur de l’Afghanistan où il a effectué de longs séjours de recherche depuis la fin des années 1980, observateur attentif et précis des stratégies et des dispositifs des multiples acteurs engagés dans la région, les analyses qu’il propose permettent de comprendre que les politiques, si l’on peut les nommer ainsi, conduites en Afghanistan ne pouvaient mener qu’à la débâcle des uns et à la ruine des autres.


Gilles Dorronsoro, Le gouvernement transnational de l’Afghanistan. Une si prévisible défaite. Karthala, 288 p., 29 €


Sous l’effort de neutralité du chercheur, on sent beaucoup de colère et pas mal de désespoir. Son livre, avoue-t-il, est né d’une réaction éthique : celle, pourrait-on dire, d’un expert repenti, qui a constaté son impuissance à peser sur des machineries étatiques incohérentes et incompétentes qui ne tenaient pas compte de ses recommandations. Sans doute intellectuels et experts n’ont-ils pas été à la hauteur des enjeux de la situation afghane. Il s’agit donc pour Gilles Dorronsoro de confronter l’aveuglement de la majorité des experts à la dure réalité de faits extraordinairement complexes mais qu’il parvient à nous rendre lisibles.

Au moment de l’intervention militaire de 2001, la communauté internationale se représentait l’Afghanistan comme une tabula rasa. Tout devait donc être construit, à commencer par l’État. C’est ce que depuis Washington on a appelé le State Building, parfois même le Nation Building, avec la prétention non seulement de construire un État mais de construire une nation dans un espace considéré comme un enchevêtrement de tribus et d’ethnies rivales.

Or, constate Gilles Dorronsoro, cette prétention à la construction a abouti à une déconstruction des institutions, qu’il s’agisse de justice, d’administration territoriale, de sécurité ou de gestion de l’économie. Ce qui se donnait comme régime afghan n’était en fait qu’un gouvernement transnational, c’est-à-dire « une organisation du pouvoir qui accorde une place prééminente à des opérateurs étrangers dans l’élaboration et la mise en place des politiques publiques dans les domaines essentiels » : police, armée, justice, renseignement, développement, santé, éducation. Ces opérateurs internationaux, souvent des ONG ou des sociétés privées, n’ont de commun que la novlangue bureaucratique des programmes souvent concurrents ou contradictoires qu’ils proposent. En résultent une pratique chaotique et des injonctions données aux institutions afghanes, ni en persan, ni en pachto, mais en anglais.

Les fonctions les plus classiques de la souveraineté échappent donc à ce pseudo-État afghan. Gilles Dorronsoro raconte comment un courriel avait été envoyé aux ambassades occidentales par l’ambassade américaine « pour connaître les lois qu’elles aimeraient faire passer durant l’été par décret présidentiel avant que le Parlement ne soit réuni ». Par contraste, il rappelle comment les talibans, pour lesquels, faut-il le préciser, il n’éprouve aucune sympathie, en réaction au désordre provoqué par les « seigneurs de guerre », avaient, après le départ des Soviétiques, retracé les linéaments d’un État, avec, par exemple, des ministères fonctionnels et une lutte efficace contre la production d’opium.

Le gouvernement transnational de l’Afghanistan, de Gilles Dorronsoro

Soldats de l’armée afghane © D.R.

La société afghane est elle-même très divisée. Les élites, incapables de travailler collectivement à la survie d’un système dont elles ont largement profité grâce à la captation des ressources venues des soutiens étrangers (la CIA a ainsi donné des dizaines de millions de dollars en liquide à Hamid Karzai, président de 2001 à 2014, son frère étant directement stipendié par l’agence), se transmettent leurs positions de pouvoir par voie familiale, mais n’ont finalement comme horizon que le pillage et l’exil. Les financements internationaux, en particulier ceux des ONG, ont permis la constitution d’une nouvelle bourgeoisie installée principalement à Kaboul, métropole mondialisée, et ouverte aux formes culturelles venues d’Inde ou d’Occident à travers les films et les séries télévisées. Leurs revenus élevés, leur mode de vie et de consommation, leur rapport au corps, tout cela est différent de ce que connaît la majorité de la population qui demeure très conservatrice, en particulier en ce qui concerne le statut des femmes.

Le régime de Karzai, mis en place et soutenu par les Occidentaux, n’a apporté en ce sens aucune modification, puisqu’en 2009 il signe un texte de loi qui limite considérablement le droit des femmes sans rencontrer d’autre opposition que celle de groupes féministes et des ambassades occidentales qui n’insisteront pas. Cette domination masculine sur les femmes et sur les enfants ne suppose pas, par ailleurs, un ordre moral particulièrement rigide puisque la pédophilie reste répandue dans l’armée et la police.

L’invasion de l’Afghanistan avait pourtant invoqué pour sa légitimation la défense des droits humains violés par un régime clérical. Gilles Dorronsoro montre que ces arguments ne tenaient pas aux yeux des acteurs afghans pour qui, écrit-il, « la charia fait consensus ». L’opposition aux talibans portait sur d’autres enjeux, notamment les relations avec le Pakistan voisin et les équilibres communautaires. La référence à l’islam définit ce qui est publiquement dicible dans la société afghane, et tout se joue sur la légitimité sociale à interpréter les textes. C’est là que surgissent les rivalités. C’est aussi à partir de la référence à des valeurs islamiques de justice sociale et de résistance à l’oppression, qui ont nourri des révoltes tout au long de l’histoire de l’Afghanistan, que s’exprime la demande d’une administration non corrompue, de la neutralité de la justice et du respect des « bonnes mœurs ».

Si la plupart des experts supposés éclairer les prises de décision n’ont rien vu de tout cela, c’est parce que leur approche de l’Afghanistan était imprégnée d’une anthropologie imaginaire, forme renouvelée d’orientalisme, étayée par une obsession de quantification lui conférant une apparence de sérieux. Un programme intitulé « « Human Terrain System » a même été mis en place par l’armée américaine. Ses membres, au mieux sommairement formés sur d’autres terrains (les « tribus indiennes » en Amérique, par exemple), se déplaçaient habillés d’uniformes et de gilets pare-balles pour mener leurs entretiens dans le cadre de patrouilles. Leurs rapports peuvent être, dans le meilleur des cas, comparés à ceux des officiers des affaires indigènes.

À ces pseudo anthropologues en uniforme vont s’ajouter les experts en contre-insurrection envoyés par Obama. Négligeant les dynamiques transfrontalières, notamment les relations avec le Pakistan où la direction du mouvement taliban est à l’abri des frappes de la coalition, les militaires américains se focalisent sur le territoire afghan. La tentative de rallier ou de désarmer les groupes armés se solde par un échec. La coalition occidentale fait alors usage de son large répertoire de violence. Les éliminations ciblées sont le plus souvent réalisées de nuit, par des forces spéciales, puis par des frappes de drones. Les Américains encouragent la création de milices qui provoquent des désordres tels qu’elles favorisent, à Kunduz, le retour des talibans qu’il s’agissait d’éliminer.

Mais, au nom de la lutte contre le terrorisme, se multiplient d’autres pratiques qui n’obéissent plus à la moindre contrainte juridique et se déploient dans un espace pratiquement affranchi du droit de la guerre. C’est dans cet espace non contraint par le droit, parfois dans des maisons privées, qu’on enlève, emprisonne secrètement, torture, et qu’on procède à des exécutions extra-judiciaires. Il n’existe plus d’espace humanitaire neutre protégé par les lois internationales. En témoigne le bombardement à Kunduz, en 2015, de l’hôpital de Médecins sans frontières, qui a causé plus d’une quarantaine de morts. Cet usage incontrôlé de la violence, auquel s’ajoute le nombre de victimes civiles, peut également expliquer la progression des talibans, la population considérant que, loin de la protéger, la coalition constitue la première cause d’insécurité.

Les événements plus récents en Afghanistan indiquent que cette guerre civile spécifique à l’époque contemporaine et qui est en fait une production internationale est loin d’être terminée. Mais les opinions publiques occidentales n’ont à peu près pas réagi aux violations majeures des droits humains qui s’y sont produites, manifestant ainsi « la prégnance des discours identitaires et un désintérêt croissant pour les sociétés autres ». Guerre exotique, la guerre en Afghanistan aura peut-être servi de laboratoire d’expérimentation à de nouvelles technologies politiques qui pourraient être plus tard adaptées à nos sociétés. C’est sur cette perspective dystopique que se conclut le livre de Gilles Dorronsoro. Beaucoup plus qu’une analyse rigoureuse, documentée, et même savante d’un conflit lointain et finalement très peu connu, il constitue une réflexion politique ambitieuse et originale.

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