Au Salon de la revue : racines et branches

Les revues investissent les sciences sociales et humaines avec une grande liberté ! Ballast, engagée, s’intéresse aux luttes en Amérique latine, Jardins continue son épopée minuscule et savante, Critique propose une histoire du regard et Sensibilités défriche un sujet difficile ô combien, l’argent !

Ballast, n° 11

Au Salon de la revue : Ballast, Jardins, Critique et SensibilitésLe numéro 11 de la revue Ballast, de tendance socialiste « anticapitaliste », s’intéresse aux luttes politiques et sociales d’Amérique centrale et du Sud avec une interview d’Álvaro García Linera (ancien vice-président de la Bolivie) et un reportage photographique sur les zapatistes mexicains, soutiens de Marichuy, porte-parole du Conseil indigène de gouvernement et candidate en 2018 à la présidence. Il regarde du côté de l’Europe avec l’écologie sociale dans un article sur les jardins urbains (Camille Marie, Roméo Bonton), et s’intéresse au travail avec l’ubérisation des livreurs (Rosa Moussaoui). Il aborde la question de la naissance et de l’accouchement avec un article sur une sage-femme belge (Asya Meline) et fait le portrait d’une figure peu connue du XIXe siècle, André Léo (pseudonyme de Victoire Léodile Béra) qui fut libertaire, féministe, romancière et membre de la Première Internationale (Élie Marek).

Une réflexion de Pierre Crétois rappelle qu’il serait temps de « dépasser l’idéologie propriétaire » et fait rêver à une économie de partage plutôt que d’appropriation, à une gestion démocratique plutôt qu’à l’accaparement privatif. Un coup d’œil du côté des animaux permet de faire connaissance avec le taureau Islero, « meurtrier » du grand torero Manolete (Éric Baratay). D’autres textes (sur la « grossophobie », sur un lieu d’accueil de réfugiés en Italie à la frontière française, etc.) complètent cette livraison qui se clôt sur des textes d’imagination. De belles photographies et des illustrations, elles parfois moins convaincantes, ponctuent les pages de ce numéro.

« Tenir tête, fédérer, amorcer », tel est le sous-titre de la revue Ballast. Trois injonctions auxquelles cette livraison n° 11 répond avec brio. Dommage qu’elle n’ait pas jugé utile de faire figurer un sommaire des articles : il faciliterait grandement la tâche du lecteur. C. G.

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Sensibilités, n° 9

Au Salon de la revue : Ballast, Jardins, Critique et SensibilitésSujet gargantuesque et complexe, l’argent est au cœur de ce numéro qui cherche à en proposer une approche tout à la fois plurielle et synthétique. Plurielle par la multiplicité des angles d’analyse et des disciplines permettant de penser l’argent : anthropologie à travers le travail d’Alban Bensa (« La monnaie kanak est une personne »), histoire avec Francesca Trivellato ou Florence Dupont, études de genre (Jeanne Lazarus) ou encore économie (Solène Morvant-Roux et Jean-Michel Servet).

Cette approche interdisciplinaire vise à donner un aperçu des recherches les plus actuelles sur le sujet, tout en sachant éviter les écueils de l’exercice, parfois désarçonnant quand on entreprend des dialogues factices entre les disciplines et les domaines de recherche. Cette restriction fait beaucoup pour la force de conviction de la revue.

Synthèse, ensuite, à travers un angle critique assumé dès l’éditorial de Thomas Dodman, coordonnateur de la revue avec Quentin Deluermoz, Anouch Kunth et Hervé Mazurel : « Répétons-le : tout, ou presque, est faux dans cette fable utilitariste qui sert pourtant de mythe fondateur à l’économie en tant que domaine (et discipline) imperméable à l’histoire ». Cette volonté de critique, souvent explicitement désirée comme déconstruction, permet à la lecture de rencontrer de nombreuses entrées dans cette question formidable de l’argent : la dette, les inégalités, le système monétaire, la morale, la politique monétaire et financière, etc. Les mondes de l’argent s’ouvrent ainsi par cette recherche de synthèse tenue par une exigence critique – c’est-à-dire intellectuelle autant que politique – qui ne se dément jamais.

Sensibilités poursuit ainsi son entreprise remarquable de (re)défrichage roboratif de notions complexes et centrales qu’on aborde avec plaisir dans une forme déliée : l’argent après la mort, le foyer, les rêves, l’émotion, l’intime, etc. Finissons sur cette question de forme, qui distingue une revue qui sait être belle à tous égards : par son graphisme et sa mise en page, tout comme par ses excursions vers la polémique féconde (la « Dispute »), l’écriture d’invention ou l’hommage touchant, par la publication d’un superbe texte de l’historien Dominique Kalifa. P. T.

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Critique, n° 884-885

Au Salon de la revue : Ballast, Jardins, Critique et SensibilitésHistoires de l’œil : on songe à Georges Bataille, mais c’est un thème d’inspiration en fait très baudelairienne que propose le numéro d’octobre de la revue Critique sous ce titre. La prolifération actuelle des images et son corollaire, l’immédiateté revendiquée de toutes choses appellent un correctif, une autre approche, un autre regard qui assume son historicité et son caractère artificiel et subjectif.

Deux livres y contribuent. Giovanni Careri, dans l’article intitulé « strabisme moderne », met en évidence l’originalité du travail de Nathalie Delbard qui, dans Le strabisme du tableau, considère la fréquence énigmatique du retour de cette petite divergence du regard dans l’histoire de l’art, dans les portraits depuis Van Eyck  et Bronzino, comme un « effet de peinture » qui affecte la relation avec le spectateur et remet en question la notion même de sujet. On pense naturellement à l’analyse de Foucault face aux « Ménines » de Velázquez. C’est la possibilité même d’un regard maître de sa perspective, dominateur et organisateur, qui est ainsi contestée : certains tableaux auraient ainsi la faculté de mettre le spectateur « en situation d’instabilité », jusqu’à « l’élision » et l’effondrement produit par l’entrecroisement complexe des regards dans l’œuvre de Manet.

Une recension par Dominique Rabaté de son dernier livre (Le désir de voir) et un très éclairant entretien avec l’auteur permettent de prendre la mesure de l’œuvre originale de Laurent Jenny, dans ses enjeux et dans son évolution. Là encore il s’agit d’une histoire du regard. Loin de la banalité des images qui sont produites dans un flux continu, Laurent Jenny cherche un effet inverse, l’image qui porte la valeur miraculeuse d’un événement bouleversant, d’un « surgissement dynamique », nécessairement imprévu et imparfait. Son livre s’inscrit dans le droit fil de ses précédentes études sur les formes littéraires (L’expérience de la chute. De Montaigne à Michaux) et leurs transformations. Il ajoute ici une réflexion sur la photographie, mais une photographie qui a recours à une technique dépassée, argentique, avec son impureté et le jeu du noir et blanc. L’image trouve ainsi une temporalité propre avec les accidents heureux de sa production et, comme Baudelaire l’avait perçu, l’intervention de l’imagination. C’est une manière de réintroduire le sujet et son désir dans la vie de l’image, avec ses expériences, ses « preuves subjectives » et ce que Laurent Jenny appelle des épiphanies.

Des articles de Michèle Gendreau-Massaloux sur le séminaire d’Hélène Cixous et de Georges Didi-Huberman sur les « Chroniques » de Clarice Lispector complètent entre autres ce riche numéro. J. L.

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Jardins, n° 10

Au Salon de la revue : Ballast, Jardins, Critique et SensibilitésLe n° 10 de la revue Jardins, après des virées sur « Le Chemin » (n° 7), à « La Lisière » (8) et une réflexion concernant « Le Sauvage » (9), invite cette fois-ci à un tour sous terre pour y observer les racines. Neuf articles (dont un de Gustave Le Rouge sur la mandragore, et un autre du naturaliste et entomologiste Jean-Henri Fabre), suivis d’un délicieux haïku japonais du XVIIIe siècle, apportent des contributions historiques, botaniques, mythologiques, philosophiques, littéraires, etc. sur le sujet.

Du côté esthétique, Mikael Jakob réfléchit sur « Upside Down Tree » (L’arbre à l’envers) de Robert  Smithson, auteur de la fameuse « Spiral Jetty », qui en 1969 avait réalisé une installation pour laquelle il avait planté un arbre la tête en bas – branches enfouies et racines à l’air. Didier Semin parle de l’artiste italien Giuseppe Penone, sculpteur qui, lui aussi, réalisa cette inversion, mais différemment, avec «  Le Foglie delle radici » (Les feuilles des racines) en 2011.

Eryck de Rubercy propose deux contributions : l’une pour suggérer que « la racine fait l’arbre », l’autre pour nous faire rencontrer l’Autrichienne Lore Kutschera, scientifique et « productrice » de merveilleuses images. Kutschera, morte en 2008, composa en effet pendant cinq décennies un atlas illustré des systèmes racinaires en sept volumes ; elle avait patiemment excavé des centaines d’espèces de plantes sauvages et cultivées, d’arbres ou d’arbustes, pour observer leur plongée dans le sol et dessiner l’ensemble du végétal. Le dessin (page 76) proposé en exemple d’une Carlina Aucalis, haute de quelques centimètres hors sol mais de quatre mètres en dessous, est étonnant de beauté. L’iconographie du monde des racines peut donc produire des merveilles.

Véronique Brindeau, de son côté, s’intéresse au « collet » des racines, c’est-à-dire à ce qui existe de la plante entre terre et air (à cette occasion, elle nous parle des bonzaïs). Véronique Mure rappelle que « jardiner c’est s’occuper des racines » et Yves-Marie Allain s’interroge sur la présence ou l’absence d’études sur les systèmes souterrains en botanique à travers les âges. Massimo Venturi Ferriolo apporte une éclatante note cosmogonique à la question, évoquant le caractère racinaire des vulves, terres mères et autres girons féminins chers aux peuples premiers et à d’autres plus tardifs.

Qu’elles sont donc attrayantes ces racines ! Comme elle est fructueuse (concrètement et imaginairement) cette vie végétale loin du regard !  Ce numéro de Jardins offre donc de quoi nourrir intelligence et émotion en se penchant sur le mystère des sous-sols et des origines, la dignité des attaches souterraines, l’importance matérielle et poétique de l’invisible. C. G.

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