Avec des « si »

Écrire l’histoire avec des « si », envisager les possibles du passé… faire vivre Jésus jusqu’à quatre-vingt-dix-sept ans, comme le fait Carlos Eire, ou bien se demander si Manchester aurait existé sans Liverpool. On connaît mal en France cette immense production, notamment anglo-saxonne, et sa formidable capacité à déplacer le regard historien. On évite le plus souvent d’en parler même si, dans bien des travaux, l’hypothèse que les choses se soient passées autrement est souvent là, intégrée au raisonnement, silencieuse : de Georges Duby à Alain Corbin jusqu’à Carlo Ginzburg. Avec Pour une histoire des possibles, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou livrent une somme sur l’histoire contrefactuelle.


Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles, Seuil, coll. L’univers historique, 439 p., 24 €


Une somme nécessaire, mais aussi une somme au sens algébrique du terme, soit le résultat d’une longue et scrupuleuse addition de lectures et de séminaires. Et certains ajouteront, regrettable. Le souci et le scrupule de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou à lister et à multiplier les détours vers tout ce qui pourrait relever du raisonnement contrefactuel fragilisent peut-être un peu le livre. Couvrir l’ensemble du spectre des sciences sociales et autres (de l’économie à l’astrophysique) amène à produire un volume qu’on a parfois quelque difficulté à saisir dans un premier temps, même si tous les ingrédients sont là pour qu’on s’y engouffre ; il y a d’une part une belle réflexion épistémologique sur l’usage du conditionnel dans l’écriture de l’histoire, il y a ensuite et surtout, pensons-nous, un ensemble d’expérimentations de cette pratique.

Les deux auteurs s’engagent dans des lectures qui montrent la pertinence et le caractère opératoire de cette démarche en même temps que ses limites. Pour atteindre ces terrains, celui des empires coloniaux, celui de la révolution de 1848, mais aussi la traite négrière ou encore les grands conflits mondiaux, il faut lire un premier livre ; celui-ci est très érudit parfois, ici ou là répétitif, bien documenté – avec de nombreux exemples empruntés à la littérature étrangère, tout en se référant souvent à des classiques historiques n’abandonnant pas le lecteur au bord du chemin.

Ce premier livre, en définitive, est une réflexion des deux chercheurs sur ce qu’est l’écriture de l’histoire. Car, le lecteur s’en rend vite compte, poser la question des possibles, des alternatives, c’est interroger la notion d’événement, celle du rapport aux archives, de leur lecture… C’est très vite entrer dans la fabrique de l’histoire, redémontrer, exemples à l’appui, qu’il n’y a pas histoire sans imagination – relation qui fait l’objet d’un beau chapitre – et rouvrir encore cette fameuse boîte de la fiction qui fait régulièrement l’objet de débats.

Il eût été peut-être plus judicieux d’ouvrir cet ouvrage par ce qui constitue la dernière partie : les expériences que Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou ont effectuées, seuls ou avec d’autres, comme en novembre 2011 à Grenoble ; ou de partir des jeux vidéo, qui sont le lieu principal des uchronies. Car, avouons-le, le cœur du livre est là, dans ces différents usages que font les auteurs du contrefactuel.

L’analyse, notamment, que Deluermoz propose des pétitions de 1848 est absolument passionnante : quel futur veulent alors les Parisiens ? « Et si », proposent-ils. On appréhende par l’analyse de cette source, par le fait de la prendre au sérieux, une tout autre compréhension de cette révolution. De même, le réexamen de l’histoire des empires coloniaux par Pierre Singaravélou, qui suggère d’écarter les principales causes avancées pour expliquer le succès de l’impérialisme (du rôle des grands hommes au chemin de fer en passant par l’esclavage…), est très fécond.

Quant au compte rendu de la journée collective dite « de Grenoble », qui constitue le dernier chapitre de l’ouvrage, il est formidablement stimulant. Deux « turning points » ont été retenus, de nature très différente : l’absence de traite atlantique et la fuite de Louis XVI en 1791. Une discussion s’engage avec la salle : chaque participant devient un acteur de cette histoire potentielle. On perçoit les tensions, les apories, et aussi la force de dérangement d’une telle proposition. Surtout, et c’est peut-être le point clé, les historiens se mettent à nu : nos deux auteurs affrontent leur objet, s’y cognent aussi. Et l’on comprend alors beaucoup mieux le titre manifeste de l’ouvrage : Pour une histoire des possibles. La dernière partie du volume est donc le théâtre d’un heureux basculement : l’ouvrage de synthèse se mue en manifeste à plusieurs voix, explorant mille pistes, ouvrant sur autant de perspectives. On y voit une histoire se défaire et une autre se dessiner.

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