Napoléon, son frère, sa marine

En 2015 s’est achevé le cycle des bicentenaires napoléoniens qui s’était ouvert vingt ans plus tôt. Au fil des millésimes, on a parcouru à nouveau, de la campagne d’Italie à la défaite finale de Waterloo, le chemin prodigieux du général qui gagna tant de batailles avant de perdre la guerre – les reconstitutions historiques sur les sites ont pris à cette occasion un essor sans précédent. On a commémoré aussi, année après année, la naissance des multiples institutions qui constituent encore aujourd’hui l’armature de la France refondée après la Révolution : Code civil et Conseil d’État, Banque de France et préfectures, Légion d’honneur, Cour des comptes, Saint-Cyr, pompiers de Paris, lycées, etc. Sans oublier les ponts de Paris, les canaux, le Carrousel…


Thierry Lentz, Joseph Bonaparte. Perrin, 717 p., 27 €

Nicola Todorov, La Grande Armée à la conquête de l’Angleterre : Le plan secret de Napoléon. Vendémiaire, 295 p., 23 €


On ne s’est pas contenté de rafraîchir les souvenirs – et les passions toujours promptes à resurgir quand il s’agit de Napoléon. Ces deux décennies auront été particulièrement riches pour la production historique, sous le signe de l’apaisement et de l’objectivité, de la nuance, parfois du révisionnisme. Il faut saluer avant tout le monument que représente la publication d’une nouvelle édition de la Correspondance, la première depuis celle du Second Empire, très enrichie par rapport à celle-ci ; elle doit s’achever en 2018 et fournit aux historiens un instrument de travail d’autant plus remarquable qu’elle est dotée d’un index très complet et de différentes annexes [1]. Mais de nombreux travaux novateurs ont également vu le jour, des questions inédites ont été soulevées au fil de multiples colloques organisés en France et dans de nombreux pays étrangers – tant il est manifeste que Napoléon, à l’instar de Charlemagne, n’appartient pas seulement à la France mais qu’il a façonné pour une bonne part l’Europe d’aujourd’hui.

Il est un peu tôt pour faire un bilan d’ensemble de ces travaux. Du reste, l’ère des bicentenaires n’est pas tout à fait close, Napoléon n’est mort à Sainte-Hélène qu’en 1821. Des héros importants de la période offriront bientôt des occasions supplémentaires de se souvenir : ainsi, cette année, le maréchal Masséna, mort en 1817, tout comme Mme de Staël, qui fera l’objet de plusieurs colloques. L’élan ne retombera donc pas tout de suite.

Certains acteurs ont d’ailleurs survécu longtemps à la fin de l’Empire. C’est le cas de Joseph Bonaparte, le frère aîné de Napoléon, qui ne s’éteint qu’en 1844. Thierry Lentz n’a pas voulu attendre cette échéance lointaine pour lui consacrer la biographie qu’il portait en lui depuis qu’il croisa le personnage en travaillant sur Roederer, et surtout qu’il le découvrit à l’occasion de la publication des lettres les plus anciennes de Napoléon. Il trouvait là, en effet, au temps de la jeunesse des deux frères, un homme bien différent du figurant paresseux et jouisseur que la tradition présente d’ordinaire : Joseph, né un an et demi avant son cadet, avait tenu longtemps le rôle du chef de famille, s’était engagé dans la politique corse dès le début de la Révolution et avait occupé des emplois en vue dans le cadre de la ville d’Ajaccio puis du département. Il s’était montré aussi fort avisé en affaires. Puis, lorsque les Bonaparte avaient dû quitter la Corse après la rupture avec Paoli, il avait « rebondi » très vite à Marseille : son réseau corse (Saliceti) lui procura un poste lucratif de commissaire des guerres, il adhéra à la franc-maçonnerie et entra par son mariage dans une riche famille du négoce. Jusqu’en 1795, Joseph a de l’avance sur son frère, c’est lui qui réussit le mieux, et il est pleinement l’aîné : il devait toujours rester quelque chose de ce rapport, même lorsque l’incroyable fortune de Napoléon aurait inversé les hiérarchies.

Sous le Directoire, l’aîné bénéficie certes du prestige naissant de son cadet, mais il remplit fort bien des fonctions qui n’ont rien de fictif : il est député du Liamone au Conseil des Cinq-Cents, représente la France à Parme puis à Rome (1797-1798), sans négliger ses affaires privées, acquérant déjà le vaste domaine de Mortefontaine aux environs de Paris.

Sous le Consulat, c’est évidemment à la faveur de Napoléon qu’il doit les missions diplomatiques de premier plan qui lui sont confiées. Mais « le citoyen Joseph » s’en acquitte fort bien, et joue même sa partie de façon assez personnelle pour acquérir une certaine aura dans l’opinion après la signature de la paix avec les États-Unis, du traité de Lunéville avec l’Autriche, du Concordat avec le Saint-Siège et surtout de la paix d’Amiens avec l’Angleterre (1800-1802).

Thierry Lentz, Joseph Bonaparte, Perrin

Joseph Bonaparte

Par la suite, tandis que la monarchie est progressivement rétablie au profit d’un consul à vie puis d’un empereur, les millions et les honneurs se mettent à pleuvoir sur Joseph comme sur les autres membres de la famille. Mais Napoléon ménage toujours la première place à son aîné, nommé sénateur en 1802, membre de l’Institut et même général de brigade en 1804. Dans les relations familiales avec la mère et la fratrie, Joseph conserve en outre une sorte de prééminence naturelle. L’Empire le fait Grand Électeur, prince français, héritier du trône à défaut d’un héritier direct (ou adoptif) de Napoléon. Puis, quand Napoléon conçoit son « système fédératif » et distribue des trônes à sa famille, Joseph est de nouveau le premier servi : s’il décline le royaume d’Italie en 1805, de peur de devoir renoncer à la succession en France, il accepte le trône de Naples en 1806 puis celui de Madrid en 1808.

Jusque-là, même si son élévation doit tout à son frère, Joseph s’est montré plutôt digne de la confiance de son cadet. Il est un bon roi de Naples, ferme et conciliant à la fois, comprenant d’autant mieux ses sujets qu’il connaît bien l’Italie et l’italien. Tout bascule à partir de l’Espagne. Napoléon dira à Sainte-Hélène que la tâche s’était trouvée « hors de proportion avec ses forces ». Confronté à l’insurrection et à Wellington, Joseph n’a su ni s’imposer en chef de guerre ni régner selon son tempérament doux et ses principes libéraux. Il n’a cessé d’offrir sa démission à son frère sans s’y résoudre jamais. Et la catastrophe finale de Vitoria lui est directement imputable.

Il faut néanmoins, selon Thierry Lentz, nuancer la condamnation et se demander si un autre aurait pu faire mieux. Au point de départ, il y a tout de même une erreur d’appréciation fondamentale de Napoléon, puis, dans la conduite des affaires et des opérations, une série d’erreurs également imputables à l’empereur, qui prétend tout régir de Paris et ne permet pas à Joseph de régner véritablement. On ne sortira jamais de ce cercle vicieux : Joseph, rejeté par la majorité des Espagnols, ne peut se passer de l’armée française ni des subsides fournis par son frère ; en retour, ni l’Empereur ni les maréchaux ne le traitent vraiment en roi. On se dit que Joseph aurait été bien avisé de renoncer, mais on voit là les limites de son caractère.

Survient ensuite un autre épisode souvent reproché à Joseph. Au début de l’année 1814, tandis que Napoléon s’apprête à conduire une campagne désespérée en Champagne, il laisse son frère à Paris aux côtés de l’impératrice pour assurer la défense de la ville. Or, à la fin mars, lorsque l’ennemi menace directement la capitale, Joseph pèse de tout son poids pour déterminer Marie-Louise à quitter Paris, puis il accepte rapidement la capitulation, enlevant à Napoléon ses dernières chances de renverser la situation. Même si l’on peut plaider sa bonne foi et trouver ses décisions sensées, il est manifeste qu’il manqua là aussi d’énergie.

Confronté à des situations d’urgence, Joseph ne fut pas à la hauteur. Il ne montra pas le caractère de son jeune frère Lucien, si résolu lors du coup d’État du 19 brumaire. En revanche, son naturel paisible et raisonnable pouvait faire de lui un très bon gouvernant en temps ordinaire. Et bien des contemporains, épuisés par les éruptions napoléoniennes, se seraient accommodés de le voir accéder au trône impérial si son frère avait péri sur le champ de bataille. Il garda du reste des liens personnels avec les libéraux, avec Mme de Staël en particulier.

La chute de l’Empire lui donna au fond le rôle qui lui convenait. Étant parvenu à se réfugier aux États-Unis avec quelques millions, il s’y établit pour un quart de siècle en particulier fortuné, éleva une demeure magnifique près de Philadelphie, noua des relations cordiales et simples avec l’élite locale, ajouta quelques enfants naturels à une liste déjà longue, mais ne toucha plus à la politique, si ce n’est pour blâmer les entreprises hasardeuses de son neveu Louis-Napoléon contre Louis-Philippe. Il ne revint guère en Europe que pour y mourir.

L’auteur de cette biographie, équilibrée et solidement documentée, a voulu réparer la tradition injuste qui fait de Joseph un médiocre, lâche et cupide. Il parvient, sinon à le réhabiliter entièrement, du moins à nuancer fortement cette image traditionnelle, fondée en partie sur une comparaison absurde entre un homme ordinaire et une personnalité unique. Il observe du reste que Napoléon aurait été bien avisé d’écouter parfois son frère.

Napoleon Todorov Lentz

Napoléon à Boulogne, par Maurice Orange (1867-1916)

Si l’ouvrage de Thierry Lentz retouche sensiblement le portrait de Joseph Bonaparte, celui de Nicola Todorov est encore plus ambitieux puisqu’il propose rien de moins qu’une réinterprétation complète de la politique extérieure de Napoléon dans la seconde partie de son règne.

Comme on le sait, la France avait un ennemi héréditaire, l’Angleterre : deux guerres de cent ans au Moyen Âge, puis une nouvelle confrontation séculaire inexpiable à partir de 1689 pour la domination des mers et des colonies, au cours de laquelle l’Angleterre avait eu presque toujours l’avantage malgré sa nette infériorité démographique. Elle avait dû ces succès à sa capacité de mobiliser des alliés sur le continent, obligeant sa rivale à disperser ses moyens entre le front européen et le front maritime, tandis qu’elle-même pouvait concentrer tout son effort sur la marine. C’est ainsi que la monarchie française n’avait cessé de perdre des positions outre-mer, au fil des traités d’Utrecht (1713), d’Aix-la-Chapelle (1748) et surtout de Paris (1763). La contre-épreuve avait d’ailleurs été fournie lors de la guerre d’Amérique (1778-1783), la neutralité du continent permettant alors quelques victoires françaises en Amérique et aux Indes.

Ce schéma se renouvelle sous la révolution française et Napoléon en hérite. La France a beau défaire successivement les coalitions européennes, il n’y aura pas de paix définitive sans un accommodement avec l’Angleterre, qui ne cesse de relancer la guerre continentale à coup de subsides. Or, Londres ne se résigne pas à ce que les Français demeurent à Anvers, ce fameux « pistolet braqué au cœur de l’Angleterre », et la poursuite de la guerre lui procure de surcroît de nombreux avantages sur les mers et aux colonies. L’Angleterre est donc fort peu encline au compromis : elle ne s’y résignera provisoirement qu’en 1802, à Amiens, pour une paix précaire et bientôt rompue.

Pour que la France puisse réduire son ennemi, il lui faudrait réunir deux conditions : être libérée de ses adversaires continentaux ; pouvoir frapper l’Angleterre au cœur en y débarquant une armée. La première condition est satisfaite trois fois au cours de la période : de 1797 à 1799, entre le traité de Campoformio qui met fin à la première coalition et la formation de la seconde coalition ; de février 1801 à août 1804, entre la paix de Lunéville et la troisième coalition ; enfin, d’octobre 1809 à mai 1812, entre la fin de la guerre avec l’Autriche et le début de la guerre de Russie.

Reste néanmoins à passer la mer. On a bien tenté, en 1798, d’envoyer un corps expéditionnaire en Irlande, mais l’affaire a mal tourné ; la variante égyptienne, qui visait l’Inde, a échoué aussi. En 1803, Bonaparte reprend le projet de « descente » à grande échelle. Il réunit une nombreuse « flottille » à Boulogne et dans divers ports de la Manche et masse des troupes près de la côte. Les petites embarcations, presque désarmées, ne peuvent néanmoins traverser la Manche sans protection, car les vaisseaux de la Royal Navy les auraient bientôt envoyées par le fond avec leurs équipages et les soldats qu’elles emportent. Le préalable est donc d’assurer à la France une supériorité navale temporaire dans la Manche, alors même que les effectifs globaux de la marine française demeurent très inférieurs à ceux de la Navy – d’autant plus qu’ils ont été affectés par la lourde défaite d’Aboukir en Égypte en 1798 – et que les ports français sont habituellement bloqués par la « croisière » anglaise. Objectif faramineux, donc, que Napoléon croit néanmoins réalisable avec le concours de son allié espagnol : il conçoit en 1804 un « grand projet » qui doit réunir plusieurs escadres aux Antilles, y attirer les Anglais à leur suite pour revenir plus tard dans la Manche dégarnie. Combinaison audacieuse, qui n’était peut-être pas condamnée à l’échec, mais qui se heurta à divers aléas et se termina en octobre 1805, erreurs de Villeneuve et génie de Nelson aidant, par le désastre de Trafalgar : ayant perdu vingt-deux vaisseaux, la flotte française ne serait plus en mesure avant longtemps de jouer le rôle que Napoléon lui avait assigné.

Nicola Todorov, La Grande Armée à la conquête de l’Angleterre : Le plan secret de Napoléon

Officiers d’infanterie de la Grande Armée

Dès lors, selon le récit historique traditionnel, l’Empereur aurait renoncé à son projet de descente. À défaut de pouvoir envahir l’Angleterre, il aurait mis à profit ses immenses victoires terrestres pour s’assurer le contrôle presque total des côtes de l’Europe et en interdire l’accès au commerce britannique : le « blocus continental », proclamé à Berlin le 21 novembre 1806, aurait signifié une guerre économique, comme substitut à la guerre habituelle. Napoléon, persuadé, naïvement ou non, de pouvoir ainsi terrasser l’Angleterre, aurait poursuivi cette politique avec constance, et ce système expliquerait toute la suite de l’histoire : c’est pour assurer l’étanchéité du blocus qu’il aurait fallu annexer la Hollande, envahir le Portugal et l’Espagne, déposer le pape, s’installer en Illyrie, prolonger la frontière de l’Empire jusqu’à Hambourg et Lübeck, et finalement défier la Russie. À terme, cette entreprise démesurée aurait provoqué la chute du démiurge.

Ce récit a le mérite d’une certaine cohérence explicative et il a été largement adopté par l’historiographie. Or, le voici remis radicalement en cause par Nicola Todorov. S’appuyant sur une documentation impressionnante, et travaillant à la manière d’un détective conduisant une contre-enquête, cet auteur fournit un schéma alternatif tout à fait séduisant. En réalité, Napoléon n’aurait jamais pensé vaincre l’Angleterre par le blocus : celui-ci n’aurait été qu’une forme de représailles pour balancer le blocus naval britannique – et accessoirement, lorsqu’on se met à vendre des « licences » dérogatoires, une source de revenu pour le Trésor français. Cette thèse permet d’expliquer certaines incohérences apparentes de l’Empereur, qui ne cherche pas à « affamer » les Anglais mais leur vend du blé lorsque la disette les menace ; et qui admet en France même des denrées britanniques, procurant ainsi un débouché à l’industrie et au commerce d’Albion. Ces contradictions sont imputées d’ordinaire à sa méconnaissance des questions économiques ou à sa versatilité, ou tout simplement à la résistance des faits, qui sont têtus. Ils reçoivent ici un éclairage différent.

Selon Nicola Todorov, Napoléon, une fois la paix continentale rétablie à la fin de 1809, aurait bel et bien préparé une nouvelle attaque contre l’Angleterre et édifié avec méthode la marine qui lui donnerait les moyens d’en finir avec elle [2]. Loin de se résigner à l’impuissance, il ouvre des crédits massifs pour la construction navale (600 millions en trois ans). Les chantiers disséminés dans l’ensemble du Grand Empire devront construire vingt vaisseaux par an, sans compter les frégates et la « poussière navale ». Des bois de toutes natures sont recensés dans les forêts, acheminés par voie fluviale vers les ports, à Anvers notamment ; du cuivre est acheté dans les territoires soumis. À ce rythme, on devrait disposer en 1814 de 110 à 120 vaisseaux. La question des équipages est épineuse, des milliers de marins français étant retenus prisonniers sur les pontons anglais : on instaure une conscription maritime et l’on recrute en Hollande, à Hambourg, au Danemark. Reste cependant à former ces hommes, c’est là que le bât blesse : la croisière anglaise bloquant les ports, on en est réduit aux estuaires et aux rades, ce qui limite les capacités d’instruction.

Et surtout, quelle stratégie adopter ? L’expérience de 1803-1804 ayant montré les limites de la flottille, diverses améliorations sont envisagées mais l’on maintient le projet central, traverser la Manche sous la protection des escadres françaises réunies. Pour assurer la supériorité, au moins momentanée, de celles-ci, il faut concentrer les forces navales françaises et si possible disperser préalablement celles de l’ennemi. C’est à cela que tendrait « l’opération générale » imaginée par l’Empereur : prendre des postures menaçantes, navales ou terrestres, en différents lieux de l’Europe (à Toulon et dans les ports de l’Atlantique, mais aussi en stationnant des troupes face à la Sicile, sur l’Elbe, en Hollande et à Anvers) pour y fixer le plus de navires ennemis possible. Même la guerre d’Espagne, où s’enlisent les Français, pourrait être interprétée à cette aune comme une diversion, détournant une partie des forces anglaises du centre – mais on a peine à croire à un choix délibéré dans ce cas, tant le prix à payer semble démesuré par rapport à l’avantage obtenu.

Cette stratégie tous azimuts était-elle vraiment celle de l’Empereur ? Il n’en parle pas clairement de façon globale en tout cas, et il faut réunir les éléments d’un puzzle pour la reconstituer. L’auteur suggère qu’il devait garder un secret absolu et tenir compte du manque d’audace de beaucoup de ses marins, à commencer par le ministre Decrès. On peut s’interroger tout de même sur la faisabilité d’un projet de cette taille, non pas tant du fait du nombre des navires – condamné malgré tout à rester inférieur à celui dont dispose l’ennemi –, que pour l’insuffisance et l’inexpérience des équipages, quelle que fût leur ardeur, attestée par divers témoignages. Les obstacles à surmonter pour réunir dans la Manche les escadres pour l’instant bloquées étaient d’ailleurs innombrables.

Puis le choix fait par Napoléon, en 1812, de se retourner une fois de plus vers le continent pour aller combattre en Russie ne dément-il pas la priorité accordée à la mer ? Certes, ce choix ne fut pas entièrement libre. L’auteur rappelle à juste titre que la rupture résulta d’une initiative russe : le tsar Alexandre prépara bien une attaque surprise contre la Pologne au début de l’année 1811. Mais, précisément, il y renonça lorsqu’il constata les premières mesures de défense mises en œuvre sur place par Napoléon, dûment averti par Davout et par les Polonais. L’Empereur ne se trouvait donc pas dans la même situation qu’en 1805, quand les Autrichiens envahissaient la Bavière, suivis de près par les Russes, tandis que les Prussiens se préparaient : il lui avait bien fallu alors, et de toute urgence, faire basculer ses corps d’armée des bords de la Manche vers l’Allemagne. Rien de tel en 1812 : les frontières russes étaient lointaines, aucun autre ennemi ne se dressait sur le continent. La décision de vider d’abord la querelle avec la Russie fut bien un choix, qui semble contredire les options antérieures – et ressemble tout de même à un aveu d’impuissance. À cet égard, la thèse de Todorov ne convainc pas entièrement.

Cela n’enlève rien, cependant, à l’intérêt et à la pertinence de son apport pour les années précédentes. Le fait est que l’effort de construction navale avait été considérable : la preuve en est que, malgré toutes les saisies de navires opérées par les alliés dans le port d’Anvers après la chute de l’Empire, il resta suffisamment d’unités à la monarchie restaurée pour qu’elle n’ait pas à construire le moindre navire jusqu’en 1831. Et l’on peut regretter qu’une fois de plus Napoléon ait été aussi impétueux. Eût-il temporisé quelques mois face à la Russie, il aurait pu tirer avantage de l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Angleterre en juin 1812, et peut-être conjuguer les efforts de ses beaux vaisseaux avec ceux de leurs redoutables frégates. Qui sait si « l’opération générale » ne serait pas alors devenue possible…


  1. Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, publiée par la Fondation Napoléon, Fayard, depuis 2004 (13 vol. parus).
  2. Voir J. M. Humbert et B. Ponsonet (dir.), Napoléon et la mer : Un rêve d’empire, Seuil/ Musée de la marine, 2004.

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