Peinture sur soi

Van Gogh, Buraglio, mon père et les autres est un autoportrait aussi incertain qu’incisif, où Armand Dupuy, poète sous son nom et peintre sous un autre (Aaron Clarke), révèle sa passion ambivalente pour la chose picturale.


Armand Dupuy, Van Gogh, Buraglio, mon père et les autres. L’Atelier contemporain, 104 p., 12 €


Ce sont toujours les mots qui manquent pour dire la teneur, la facture, la texture, ou, si l’on préfère, le style d’un livre qui mélange des images entre elles, échange une voix contre un voir, dépeint ce qui se peint, bref, où Armand Dupuy tente d’approcher une scène qui le regarde trop et ne le regarde plus. Ainsi de cet élégant petit livre incisif qui tire vers l’autoportrait, comme on dit d’un rouge qu’il tire vers le violet ou d’un bleu vers le vert, avec l’incertitude d’une couleur qui, sitôt aperçue, disparaît dans le fond de l’œil…

Armand Dupuy est deux, et ceci explique sans doute cela. Il est auteur, entre autres, de plusieurs livres appelés pauvres, ouvrages ouvragés au nombre de pages et au tirage très limités, qu’il cosigne tantôt côté plume (avec Jean-Marc Scanreigh, par exemple), tantôt côté pinceau (avec Pierre Bergounioux, Emmanuel Merle…). Jusqu’à ce dernier ouvrage, qui se situe dans un quelque part qui ressemble fort à une vérité impossible, puisqu’il narre, ou plutôt décrit, le désir et la torture de peindre. Sentiment qui pourrait être « semblable à cette sorte de nappe vivante, active, qui se répand, une nappe étrange, ambivalente, dont la coloration soudaine illumine parfois, irradie d’une inexplicable façon, quand elle ne décourage pas, n’écrase pas ».

Van Gogh, Buraglio, mon père et les autres, d'Armand Dupuy

Il n’y a pas le récit d’une vocation au sens strict du terme, pas de parcours chronologiquement raconté, pas de souvenirs qui forgent un tempérament (a tempera…), non, plutôt des images qui surgissent, crépitent comme des flashs colorés, il faudrait d’ailleurs préciser d’emblée : des images d’images et de mots, comme celle qui ouvre le livre et que l’on pourrait nommer « L’enfant au slip pisseux ». Un tableau parlant-muet, lentement mis en branle, sans commencement ni fin, un portrait qui devient un paysage, se fond dans un blanc aveuglant, au bord de ne plus être perçu.

Quand, où, comment devient-on peintre ? Nul ne peut vraiment le dire, tout juste saisit-on dans des lettres (Van Gogh, bien sûr), des conversations (Bacon), des confidences (Picasso), la prédilection pour une forme ou un geste, un détail incandescent, une couleur naissante, mais l’essentiel toujours se dérobe, retourne à l’image première, la picturalité de la peinture. Ne restent alors que des impressions mâtinées d’émotions, le toucher, par exemple, qui prélude ou surseoit au regard, vive sensation perdue/retrouvée que l’auteur parvient à faire entendre avec sa palette de mots à lui : « Du bout des doigts, la main qui vous avait caressé, vous avait langé, avait fini par faire de vous un paysage plus ou moins tourmenté, une étendue de terre labourée, un sous-bois moussu plein d’odeur, baigné de lumière, une scène de bataille, le fracas de lances rompues, le bruit des sabots, des armes frappant bardes et plastrons sur le poitrail de chevaux, ou la jauneur tranquille d’un intérieur de Bonnard. Qu’importe. »

On en oublierait presque le où… Étrangement, ce n’est pas d’abord la vision ou la visite de tableaux qui donnera le goût et l’attrait de la peinture à Dupuy, mais les mots écrits sur les images, ceux de Daniel Arasse en premier lieu, qui ouvrent grand son esprit, bouleversent sa perception, lui faisant entrevoir comment telle peinture agit « par couleurs et formes pensantes ».

Semblable à Van Gogh qui cherchait à « pouvoir peindre la coloration de sa propre tête », observant « ses propres contorsions, ses volutes douloureuses dans sa traversée des nappes chromatiques que font les paysages », le poète pas encore devenu peintre (à moins que ce ne soit l’inverse) retisse le motif dont son ambivalente passion est issue : le blanc du slip donc, qui ressemble aussi bien à une palette primitive, le gris-vert du sang jailli de sa narine gauche sur l’écorce d’un tilleul, un jour d’énervement contre le réel, le bleu d’un paquet de Gauloises enfin, celles que le père arrête de fumer et fume encore, ce bleu « désirable » qu’il reconnaîtra plus tard dans les tableaux de Buraglio et Motherwell.

« Le bleu, je l’avais vu depuis toujours dans les mains de mon père, comme si la première couleur, le la chromatique fût donné par ce bloc souple dépassant de la poche de sa chemisette. » Que ce bleu soit la marque, ou la trace, d’un visible devenu invisible, la limite entre un apparaître et un disparaître, n’est guère étonnant. Il livre, délivre et enferme dans le même temps, le ton, ou la teneur, d’un autoportrait qui se lit comme une lutte incessante entre un vouloir peindre et un vouloir renoncer à la peinture. Combat que résume la belle et juste formule de Bernard Noël un jour adressée à l’auteur : « Vous détestez la peinture pour l’exercer plus intimement, pour la peindre en vous et non plus hors de vous. » Comme au fond, au plus profond, de ce livre.

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