La parution du premier album de Gaston Lagaffe depuis les années 1990, le premier dessiné et scénarisé par un autre que Franquin, suscite des critiques légitimes. Pourquoi cet intérêt autour du héros sans emploi inventé en 1957 par Franquin, avec l’aide d’Yvan Delporte et Jidéhem ?
La reprise du personnage paraissait impossible, tant en raison de la volonté de Franquin lui-même, qui ne souhaitait pas que son personnage lui survive, que de questions d’ayants-droit. Isabelle Franquin, fille du dessinateur, s’est opposée à la reprise de Gaston par Delaf (Marc Delafontaine, auteur notamment des Nombrils). Cette opposition avait occasionné une suspension de la parution des planches de Delaf de façon hebdomadaire dans le journal Spirou, avant qu’un accord ne soit trouvé pour une parution de l’album à l’automne 2023. L’imbroglio juridique, entre-temps, se double de nombreuses péripéties, dont une tonitruante lettre ouverte signée par de nombreux dessinateurs et dessinatrices. Bref, l’affaire était mal engagée : Gaston est bien évidemment mon Gaston, mien de tout le monde, d’une proximité telle qu’on l’imaginait mal sous le crayon de quelqu’un d’autre.
Le travail de Delaf, colossal et évident, interdit de faire porter la polémique sur le plan technique de la réalisation de cet album, pour lequel il a inventorié l’ensemble des cases, des situations, des gags, dans lesquels Franquin a fait évoluer son personnage dans les presque mille planches qui constituent l’œuvre – en plus de quelques publicités, feuilletons, apparitions dans Spirou & Fantasio, et tant d’autres choses. Ce travail d’inventaire explique la profusion de clins d’œil au public exigeant quant à son Gaston, dans un album où tout y passe : le chat et la mouette rieuse, le gaffophone, jusqu’à Fantasio et Spirou qui avaient pourtant disparu de longue date de la série, Lebrac, Jules-de-chez-Smith-en-Face, Ducran et Lapoigne, Freddy-les-doigts-de-fée, Franquin lui-même… Delaf a décidé, en accord avec son éditeur, de maintenir les aventures de Lagaffe dans les années 1960, mais l’esprit encyclopédique de son album sent son XXIe siècle, avec une trame proche des « univers étendus » créés par les fans d’une œuvre sur internet, le plus souvent sous la forme hypertextualisée des « wikis ». Cette fidélité sincère, qui parfois réussit à toucher à la grâce inimitable de Gaston Lagaffe dessiné par Franquin, est souvent tellement littérale qu’elle en devient pesante, jouant sur des hiatus créés par les choix esthétiques eux-mêmes – le G-Phone, par exemple, qui aurait plus sa place dans Astérix puisqu’il ne repose que sur un anachronisme qui n’a guère de pertinence dans l’univers de Gaston, où le temps historique n’est pas un objet d’humour particulier.
Quant au dessin, tout le monde s’accorde à reconnaître à Delaf un talent impressionnant dans la saisie du trait de Franquin, dont l’expressivité superlative a tellement influencé sans jamais pouvoir être mimée. Comme Conrad pour Astérix, Delaf réussit une prouesse d’imitation parfois sidérante, mais dont l’impression reste toujours limitée par l’usage de la tablette graphique, toujours sensible. Alors, d’où vient le problème ?
Tout d’abord de certaines planches qui brisent la proximité ressentie avec Gaston et ses amis. Telle planche où Lagaffe se fait cruel envers Mademoiselle Jeanne en l’abandonnant à un week-end de camping qu’elle croyait passer avec lui ; telle autre où il se voit dégoûté jusqu’à l’évanouissement par un dessin trop mauvais – mais comment imaginer Gaston dégoûté par un dessin pour cette raison-là ? Ces légers décalages imperceptibles avec ce que Gaston nous était profondément sans pouvoir l’expliciter toujours – l’art de Franquin est elliptique, comme le montrent ses entretiens avec Numa Sadoul, où l’analyse achoppe souvent sur l’acquiescement à ce qui est.
Aux moments où Delaf cherche à s’émanciper de la tutelle de Franquin – affranchissement désirable, une fois la reprise admise –, certaines pistes explorées peuvent également décevoir, parce qu’elles ne vont pas inventer un autre Gaston mais chercher des envers à celui qui existait déjà. Le dessinateur québécois invente ainsi un psy pour tous les personnages victimes des gaffes de Gaston, ce qui suggère sa nocivité sur un mode nouveau, moins burlesque et plus médicalisé. Surtout, le ressort semble assez facile sur le plan scénaristique, faisant du commentaire des gaffes un gag valant pour soi, là où on avait pris l’habitude de fantasmer dans un air désabusé de Prunelle ou une casserole sur la tête de Lebrac ce même quotidien des victimes de Lagaffe. Plus décisif encore, la rupture engagée à la fin de l’album par le passage à une histoire suivie et non plus une suite de gags d’une planche chacun semble rapidement s’alourdir sous le poids de la narration qu’elle implique.
Au-delà de la caricature dans laquelle tombe cette rédaction de Spirou, s’alcoolisant face à la perspective d’une faillite imminente, il y a cette idée de représenter Gaston en héros qu’une pirouette finale ne parvient pas à faire oublier. L’anti-héros apparu dans les colonnes du journal de Spirou dynamitait littéralement les articles du journal, et, comme le rappelait Franquin à Numa Sadoul, il y avait déjà de la trahison à doter ce personnage d’une série à proprement parler. Ici, on revient à cette question initiale pour une autre réponse : Franquin avait fini par pourvoir son héros-sans-emploi d’un emploi (de vraies bandes dessinées), après avoir tout inventé avec Delporte pour animer le journal chaque semaine. Ici, Delaf semble chercher à le doter d’un héroïsme banal, même amusé, mais cela justement ne sonne pas vrai. Sans doute pour la simple raison qu’on ne peut pas reprendre un tel personnage.
Alors pourquoi ? Pour les 800 000 exemplaires tirés par Dupuis, qui justifie cette lucrative opération au moyen d’un argumentaire patrimonial qui trouve rapidement ses limites : devant la baisse des ventes de Gaston ces dernières années, il s’agirait de constater qu’une série qui n’est plus actualisée n’est progressivement plus lue. Gaston rejoint à ce prix la cohorte des reprises qui semble décidément infinie : Blake & Mortimer, Lucky Luke, Spirou (même si c’est bien différent, depuis le début), etc. Cet automne, deux des plus grosses ventes en librairie sont le fait de reprises du patrimoine de la BD franco-belge, avec Astérix et Gaston, tous deux objets d’albums qui cherchent à cultiver la fidélité à l’original dans une apparente modernisation – le scénario de Fabcaro pour Astérix et l’Iris Blanc (2,3 millions d’exemplaires vendus à ce jour) ironisant sur le culte contemporain de la bienveillance. Ces histoires comptables ne peuvent faire oublier le classicisme superficiel impliqué par l’intérêt massif pour ces albums, qui ne peut s’expliquer hors d’un jeu, au mieux ironique, au pire cynique, avec les références. Comme les blockbusters cinématographiques et télévisés désormais ancrés dans des univers étendus (Marvel, Star Wars, Avatar, Harry Potter, etc.), la BD s’oriente vers ces créativités prolixes mais étrangement complexées où l’on n’invente qu’à partir de canons dont la première valeur est la rentabilité.
Avec Gaston, cette logique s’effondre plus vite qu’un plancher sur lequel on joue du gaffophone. C’est que Gaston réclame des lecteurs et lectrice assez banals, et non pas, au nom d’abstractions comptables ou non (les univers, le patrimoine, le culte, le classique…), des lecteurs qui soient plus que des lecteurs, ou moins que des lecteurs, ou des lectures augmentées… C’est déjà beaucoup une vie à lire Gaston.