Entendre des voix

Parle ressemble à un roman, à un poème, à une pièce de théâtre, à du cinéma, à une pièce radiophonique. Dans sa postface, intitulée Tais-toi, Noémi Lefebvre explique au lecteur encore sonné pourquoi il ne s’agit d’aucun de ces genres. Parle, on ne sait pas ce que c’est, et à la rigueur, tant pis. Des voix s’élèvent, parlent des maux de nos temps, les décrient et s’avouent impuissantes. Une sorte de dialogue contrarié se noue. On s’y entend et la gêne se mêle au rire.


Noémi Lefebvre, Parle suivi de Tais-toi. Verticales, 144 p., 14 €


Dans Tais-toi, l’autrice prend la parole de manière si savante et si brillante que la critique pourrait aussi bien s’abstenir de parler de Parle. Noémi Lefebvre nous coupe l’herbe sous le pied et décourage les tentatives de catégorisation ou d’explicitation. De toute manière, le plaisir pris à lire ce texte inclassable est si grand qu’on oublie d’en identifier la nature. Sans s’aventurer sur les plates-bandes de l’écrivaine s’auto-critiquant, on s’en tiendra avec prudence à évoquer ce que Parle fait.

Parle résonne. L’objet est sonore de bout en bout, stylisé avec la folie de la phrase d’une flaubertienne revendiquée. Formant un seul bloc presque uni où se suivent des phrases annoncées par des tirets mais closes par aucun point sinon d’interrogation, l’ensemble fonctionne sur le modèle « selle de cheval, cheval de course, course à pied… ». Références à l’actualité, micro-controverses philosophiques et mise en scène des tics de pensée créent un rythme chaloupé mi-érudit mi-trivial où les énoncés s’agglutinent en une logorrhée :

« –  Tout ce qui nous concerne est stocké quelque part dans des banques de données

–  C’est la société de contrôle, comme dirait Deleuze

–  Nous avons lu Deleuze

–  Et Foucault

–  Mais nous ne sommes pas sûrs d’avoir tout compris

–  Qui a compris Deleuze ?

–  Et Foucault, putain

–  Mais nous avons retenu la notion de société de contrôle

–  Nous ne savons pas si c’est une notion ou si c’est un concept

–  Nous ne saurions pas dire »

En naît une ironie dure à saisir, toujours rattrapée par une sorte de tendresse. Parle parle d’une certaine classe moyenne pas sûre d’être savante, et en tout cas inquiète. Ça peut faire (beaucoup) sourire.

Parle, suivi de Tais-toi, de Noémi Lefebvre : entendre des voix

Noémi Lefebvre © Francesca Mantovani

L’apparence de dialogue aidant, Parle compose un rythme et une musique qui donnent envie de le lire à voix haute. Gardienne de son propre texte, Noémi Lefebvre affirme pourtant, dans une note de bas de page de sa postface, que ça « ne convient pas du tout à la lecture de Parle ». Passant outre à cette mise en garde, on s’est permis d’essayer, et même plusieurs fois. Ça fait parfois mieux entendre le grotesque contrit de ces propos en apesanteur :

«-  Est-ce que nous ne sommes pas un petit peu perdus depuis la fin de l’espoir d’une dialectique de l’histoire ?

–  Toutes ces choses nous travaillent »

Mimant la parole, les phrases ne forment pas pour autant dialogue et, s’il y a pseudo-conversation, elle ne débouche jamais sur une certitude. Tout flotte. Une évolution se dégage un peu, les propos paraissent s’adresser à quelqu’un peut-être là, peut-être pas (« Tu n’avais encore jamais demandé la parole ») et qui, de toute manière, ne parlera pas. Ça pourrait être un chœur, il pourrait y avoir un coryphée, le doute plane sur leur nombre et de ce brouillage naît l’impression qu’il n’y a personne. Ou chacun ?

«-  Nous ne sommes pas racistes putain

–  Et nous sommes indignés par l’inhumanité dont nous sommes témoins

–  Et peut-être complices

–  Nous sommes tous coupables

–  Moralement, en tout cas »

Parle fait entendre des voix impersonnelles traversées par le monde. Et plus elles semblent s’éloigner dans l’indéfinition et l’absence de psychologie, plus elles deviennent nôtres. L’effet d’extériorité radicale provenant de cette stylisation soigneuse finit par coexister avec la certitude d’avoir soi-même, un jour, prononcé les phrases lues.

Un autre livre a pu donner cette sensation : le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Noémi Lefevbre parle beaucoup de Flaubert dans sa postface, mais pas de ce texte-là. Pourtant, l’un et l’autre ouvrage se répondent car, dans chaque phrase, on entend parler en même temps soi-même et la société. Alors, Parle pourrait être, pourquoi pas, un dictionnaire ? Peut-être pas d’idées reçues, tant tout y est fuyant, mais certainement de nos désarrois contemporains.

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