La musique qu’on aime ?

Deep Blues de Robert Palmer est l’un des rares classiques consacrés aux origines d’une musique majeure de l’histoire populaire des États-Unis et du monde. Il aura fallu attendre 2020 [1] pour lire en français ce livre publié pour la première fois en 1982, dans une édition magnifique chez Allia, acteur important de la pensée musicale contemporaine. Pourquoi cette traduction si tardive ? Et que dit-elle du rapport qu’on entretient de ce côté de l’Atlantique avec les musiques noires et avec l’ensemble des musiques populaires ?


Robert Palmer, Deep Blues. Trad. de l’anglais par Olivier Borr et Dario Rudy. Allia, 448 p., 25 €

Blues in the Mississippi Night – Le soir où Big Bill Broonzy, Sonny Boy Williamson et Memphis Slim ont répondu à la question : “D’où vient le blues ? ». Un entretien réalisé par Alan Lomax. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Étienne Lesourd. Éditions du bout de la ville, 120 p., 16 €


Les profondeurs de ce blues sont celles du delta du Mississippi, d’où les esclaves noirs firent retentir une musique qui, comme aucune autre, a dirigé un siècle et un monde de musiques populaires. C’est le blues de Robert Johnson et des juke joints, de Charley Patton et des crues du Mississippi, du vaudou de La Nouvelle-Orléans et de l’évangélisme, de l’apartheid et du premier show business, de l’industrie de l’enregistrement et des producteurs véreux. Le blues est un monde lointain dans lequel se reflètent une infinité de réalités. Aujourd’hui encore, il nous traverse et nous oblige.

Deep Blues, de Robert Palmer : la musique qu'on aime ?

Le musicien Blind Willie McTell, de l’État de Géorgie (1898-1959), auteur de « Statesboro Blues » © D.R.

Depuis sa parution, Deep Blues est l’un des principaux livres à avoir forgé une représentation du genre devenue dominante. Le livre l’a fait par une écriture déliée et accessible, une érudition et une passion formidables, ainsi qu’une capacité de réflexion synthétique inégalée. Robert Palmer, critique, producteur et écrivain né en 1945, est adolescent au moment où le delta blues est l’objet d’une redécouverte initiée par deux mouvements conjoints : la réédition de sons collectés ou enregistrés dans les années 1920 à 1940 ; l’intérêt de jeunes musiciens pour ce patrimoine musical réinvesti et revendiqué dans leurs propres œuvres. L’exemple le plus célèbre reste l’Anthology of American Folk Music dirigée par Harry Smith (1952), souvent décrite comme la « Bible de Dylan » et qui fut l’une des inspirations majeures des artistes de Greenwich Village, dont les chansons allaient bientôt retentir sur toute la planète. Ce double mouvement entraîne également un blues revival, exhumant certains musiciens qui, au début des années 1960, profitent d’une seconde carrière couronnée de succès (Mississippi John Hurt, Bukka White…).

Robert Palmer n’est donc pas un témoin direct de l’histoire qu’il raconte. Observateur juvénile des derniers souffles jetés sur les braises du delta blues, il écrit vingt ans après cette dernière résurgence et son livre fait œuvre historique, tant les témoignages d’époque non oraux sur ces bluesmen sont rares. Deep Blues est aussi l’héritier d’une mythification de ce blues enclenchée dans les années 1950-1960, éminemment liée à l’importance des archives enregistrées au détriment des autres formes de documentation. Notre histoire du blues est ainsi, grâce à Robert Palmer ou à Alan Lomax, d’abord celle des enregistrements. Ce qui n’est pas sans conséquence sur l’aura de légende que continue d’irradier cette musique : quel autre objet est à ce point fondé sur une histoire sonore ?

Une autre empreinte majeure de ce livre sur la compréhension actuelle du blues est la mise en valeur du delta du Mississippi comme terre d’origine de cette musique, ensuite diffusée au nord du pays à mesure que les Noirs du sud allaient massivement chercher emploi et liberté dans les usines de Detroit et de Chicago. Ce récit, dans l’ensemble incontestable, a également favorisé la marginalisation mémorielle autant qu’historique d’un passé plus riche des musiques noires et, plus largement, des Noirs des États-Unis. Le blues existait ainsi, avant même les premiers enregistrements, dans le Piémont des Appalaches (Géorgie, Caroline du Nord) ou encore au Texas – régions évoquées par Alan Lomax dans un autre classique, Le pays où naquit le blues (traduit par Jacques Vassal, éd. des Fondeurs de Briques, 2011). De ce point de vue, la superbe édition de l’ouvrage de Robert Palmer pourrait permettre une déconstruction de ce récit en partie univoque, pour restituer avec lui la pluralité des blues : elle dépasse largement l’idée d’une origine unique et rurale se diffusant au rythme de l’urbanisation des États-Unis et du monde.

Paradoxalement, la traduction et transcription d’un entretien mené en 1947 par Alan Lomax entre Big Bill Broonzy, Sonny Bow Williamson et Memphis Slim met en valeur cette géographie et cette histoire plurielles : « It started in the South, from what I’m thinkin’ » (« Pour moi, ça a commencé dans le Sud »), déclare Big Bill Broonzy. Dans l’anglais états-unien, ce South, parfois nommé Deep South, ne désigne pas exclusivement la région du delta du Mississippi ; il englobe également l’amont de l’Ol’ man river, le Texas, la Géorgie ou la Floride. Cette distinction, extrêmement importante pour des raisons précises liées à l’histoire étatique (distinguer les Treize Colonies de 1776 des territoires intégrés postérieurement à la Fédération) et raciste (le Deep South étant le principal territoire associé à l’esclavage et à la ségrégation). Dans cet échange fascinant entre trois grands noms du genre affleurent les ramifications nombreuses qui ont constitué les blues.

Cette perspective nouvelle permettrait sans doute de faire du blues un prisme fascinant pour d’autres récits. Robert Palmer le rappelle dans son chapitre consacré au vaudou néo-orléanais (peut-être l’un des passages qui ont le plus mal vieilli). Mais on pourrait insister sur de nombreuses autres histoires minorées par les récits englobants : les liens entre esclaves marrons et Amérindiens, encore présents dans les cérémonies de La Nouvelle-Orléans (Black Indians) ; le blues francophone des bayous de Louisiane, à la fois noir (zydeco) et blanc (cajun) ; l’importance de l’armée à travers les fanfares militaires noires, ou celle du cirque, traduite dans l’instrumentarium afro-américain (trompettes, clarinettes, violons), etc.

Deep Blues, de Robert Palmer : la musique qu'on aime ?

Le guitariste Big Bill Broonzy, de Chicago (1893 ou 1903– 1958), qui séjourne en Europe entre 1917 et 1919 © D.R.

Ces histoires et ces blues nourrissent d’ailleurs les plus fascinantes créations des musiciens et musiciennes noires des dernières années aux États-Unis. Ils revendiquent ce nouveau récit dans un déferlement créatif malheureusement cantonné à un certain entre-soi. La saxophoniste Matana Roberts en fait le fil rouge de sa geste discographique Coin Coin, qui remonte en musique le fleuve Mississippi à la recherche d’un récit entremêlant histoire musicale, politique, esclavagiste, féministe et raciale, où se retrouvent l’ensemble des sonorités pour mener à une œuvre certainement parmi les plus importantes dans le champ récent du jazz. Plus connu, le rappeur Kendrick Lamarr ne cesse de tisser ces liens en musique et en texte, convoquant aussi des blues kaléidoscopiques dans ses instrumentations.

Ces artistes contemporains poursuivent en réalité un activisme toujours intégré en musique aux musiques afro-américaines, comme en témoigne à nouveau l’entretien de Broonzy, Slim et Williamson ; à ce titre, c’est un paradigme des liens consubstantiels entre la question raciale et la musique noire aux États-Unis. Le rappel fait par les trois bluesmen interrogés par Alan Lomax de l’importance de l’esclavage, de la permanence du racisme, de l’influence de l’église et des work songs entonnés dans les champs, le tout entrecoupé de chants spontanés, souligne constamment cet entrelacement perpétuel d’une expression artistique et communautaire et d’une insoumission musicale à la domination raciste. La transcription de cet entretien majeur – magnifié par une postface passionnante de Manu Baudez – donne ainsi à voir et à entendre la complexité de l’histoire musicale afro-américaine, qui ne peut guère se laisser dire par d’autres moyens que ceux qu’inventèrent les Noirs aux États-Unis d’après leurs expériences vécues. Profitons-en pour souligner qu’Alan Lomax a été l’un des principaux collecteurs des chants de forçats ou de paysans noirs du Deep South, évoqués dans le détail dans l’entretien. Ces enregistrements sont disponibles dans certaines compilations, notamment Negro Prison Songs, réédité à de nombreuses reprises par différents labels. Un disque produit par la Librairie du Congrès de Washington donne également à entendre ces traditions, Negro Work Songs and Calls (Library of Congress, 1977).

En France, cet effort est partagé par certains artistes : Gaël Faye sample les collectages de chants de prisonniers réalisés par Alan Lomax dans « Tôt le matin », tandis que Casey revendique une filiation avec Chuck Berry et Jimi Hendrix en affirmant une généalogie noire, factuellement exacte, des musiques populaires du XXe siècle  : « Te voiler la face, c’est te faire croire que l’inventeur du rock n’a pas du tout mes gènes // Et dans les champs au bas de l’échelle, oui c’est mon peuple qui portait les chaînes […] Ma race a mis dans la musique sa dignité de peur qu’on lui prenne // A fait du blues, du jazz, du reggae, du rap pour lutter et garder forme humaine » (dans l’album Ausgang, Gangrène, « Chuck Berry »). Casey, artiste majeure du genre en France, souligne à quel point l’histoire des musiques afro-américaines est au centre de la créativité musicale actuelle, en France comme ailleurs – avec comme spécificité française l’importance logique des questions coloniales. Significativement, toutefois, le public et la critique adorant Matana Roberts ne louent pas la rappeuse française, la mesure du discours musical noir n’étant pas en France, et depuis longtemps, la même selon qu’il vient d’Amérique ou d’Europe.

La puissance d’affirmation du blues trouve aussi en France un terrain fertile, mais de la part d’artistes essentiellement issus des milieux hip-hop, parfois du jazz ; et ses échos en publications se comptent sur les doigts de la main, grâce au travail d’éditeurs indépendants. À la façon des éditions Allia, ils offrent de rares outils permettant d’informer ces domaines dans l’ensemble mal traités. Ce quiproquo illustre les nombreuses incompréhensions caractérisant le rapport de la France avec les musiques populaires et noires. Ainsi du lien avec les archives enregistrées, qui n’a en France pas de statut comparable à celui élaboré à travers le siècle aux États-Unis, du moins en ce qui concerne l’histoire nationale – la tradition ethnomusicologique française ayant en revanche produit un corpus immense de phonogrammes sur les musiques africaines, asiatiques, voire américaines.

Avant de faire œuvre d’historien ou de critique musical, Robert Palmer est en effet avant tout un homme du disque. Or, ce patrimoine musical états-unien a été constitué dès l’entre-deux-guerres par deux moyens majeurs qui n’ont guère d’équivalent en France : la librairie du Congrès de Washington finançait des collectages (d’Alan Lomax, en particulier) de musiques populaires, pendant que l’industrie de la musique enregistrée soutenait des sessions d’enregistrement mobiles ou dans des studios du Deep South. Dans le cas des labels privés, l’industrie musicale a été l’objet d’un véritable apartheid jusqu’aux années 1960 : on distinguait entre les disques destinés aux Blancs et les race records, réservés au public noir.

Deep Blues, de Robert Palmer : la musique qu'on aime ?

La chanteuse Memphis Minnie (1897-1973), qui a chanté « When the Levee Breaks » après la crue du Mississipi de 1927 © D.R.

Paradoxalement, cette ségrégation a pu encourager l’enregistrement des musiciennes et musiciens noirs, tout en les assignant à une place de dominés à partir de critères racistes. En schématisant un peu, on peut dire que le racisme de l’industrie musicale s’exprimait d’abord dans la production et la diffusion, et neutralisait en partie la question raciale dans la réception des musiques enregistrées dans un cadre de ségrégation institutionnelle. À l’inverse, en France, la réception des enregistrements était le lieu premier où s’exprimaient les conceptions racistes des musiques afro-américaines.

Cette différence d’importance est la cause d’une mythification persistante : la France aurait été précocement accueillante et tolérante pour les musiciens afro-américains. Cette idée, non seulement oublie la relégation des musiques africaines colonisées à la même époque, mais masque surtout le racisme dominant qui a dirigé notre réception du blues et du jazz. L’exemple le plus éloquent en est la figure mi-totémique mi-repoussoir (pour le monde du jazz parisien au moins) d’Hugues Panassié, principal critique et producteur de jazz français des années 1930 à 1950. Celui-ci défendait un blues et un jazz essentialisés selon des critères raciaux explicites, servant assez rapidement un conservatisme esthétique autant que politique : dans cette conception, les Noirs jouant du bebop ou plus tard du free jazz dénaturaient la tradition musicale de leur « race ».

Après la guerre, l’opposition célèbre entre Panassié et les soutiens au bebop (Boris Vian, Charles Delaunay) rejoue cette racialisation extrême des musiques afro-américaines, pour valoriser la dimension noire de manière outrancière. Cette injonction à correspondre aux schèmes projetés sur leur musique par d’autres persiste pour les musiciennes et musiciens. Sur le plan esthétique, ces conflits franco-français ont surtout placé la question raciale dans un débat stérile entre conservatisme et progrès (la défense de l’identité noire est-elle vectrice de progrès ou de réaction ?). Ces discussions ne sont en aucun cas similaires aux problématiques états-uniennes, bien plus imprégnées par la dimension communautaire et traditionnelle.

Cette imbrication de quiproquos n’empêche guère la musique populaire française d’embrasser à pleine bouche le fantasme de son blues : les yéyés en chantent une version singulière, déclarant même y voir la racine de « toute la musique qu’on aime », le free jazz parisien le réinterprète dans l’effervescence de la fin des années 1960 où Paris est la capitale mondiale du genre (Art Ensemble of Chicago, Archie Shepp, Jacques Coursil…) et le connecte aux « musiques du monde », alors frémissantes dans les projets des majors. C’est le temps où Philippe Carles et Jean-Louis Comolli écrivent cette équation décisive des musiques noires vues de France : Free Jazz, Black Power (1971). Aux États-Unis, les années 1960 et 1970 sont aussi celles d’une nouvelle réappropriation par les artistes et intellectuels noirs de leur histoire musicale : les musiciens d’avant-garde de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) formalisent depuis Chicago la Great Black Music, qui veut que toutes les musiques noires forment un genre commun ; Amiri Baraka publie Le peuple du blues, Angela Davis ou Ralph Ellison s’emparent de la musique comme lieu de réflexion majeure de la question raciale, avant que James Brown ne le chante fort : « I’m black and I’m proud ».

L’histoire du jazz et du blues en France est l’objet de travaux récents qui permettent de faire face à ces mémoires fantasmées et souvent antagonistes, à l’instar des ouvrages d’Olivier Roueff ou de Laurent Cugny, pour n’en citer que quelques-uns. Parallèlement, les nombreuses recherches sur le terrain états-unien, depuis la France (Alexandre Pierrepont sur l’AACM) ou depuis les États-Unis, éclaircissent de nombreux angles morts d’un sujet pensé, pour l’essentiel, dans l’entre-soi du petit monde du jazz français.

Deep Blues, de Robert Palmer : la musique qu'on aime ?

Deep Blues a vocation à s’insérer dans ces questions multiples et éclatées. C’est peut-être la première fois en français qu’on situe le blues au cœur de ces histoires qui animent aussi la musique et la culture françaises. L’intérêt du livre dépasse ainsi largement le domaine restreint des musiques afro-américaines : en France, il pourrait donner à lire une musique qui aujourd’hui ne vit, de manière intensément revendiquée, que chez des artistes populaires et parfois méprisés par les canaux de diffusion de masse. C’est assez dire que ce blues garde une part de révolte et de subversion ; il nourrit encore l’effervescence et la révolte d’artistes contemporains. L’érudition sereine et éblouissante de Robert Palmer offre un moyen de comprendre autrement cette résurgence constante du blues dans les musiques françaises.

Pays qui se flatte d’avoir ingéré plus que les autres les traditions afro-américaines jusqu’au hip-hop, la France continue de maltraiter ses musiques populaires, jusqu’au hip-hop justement, encore criminalisé dès lors qu’il sort des clous ; la principale exception est la chanson, qui, des polyphonies renaissantes jusqu’à Bertrand Belin, en passant par le café-concert et l’Olympia, reste un marqueur populaire fort et reconnu. Au-delà de la constitution des Afro-Américains comme étrangeté et altérité musicalement plus acceptable que d’autres, l’absence assourdissante de reconnaissance officielle de toutes les musiques de France, outre-mer inclus, souligne la difficulté majeure de la France à faire exister collectivement une vie musicale moins académique.

L’approfondissement du blues par Robert Palmer rend d’autant plus éclatante la rareté des ouvrages de qualité consacrés à l’ensemble des musiques populaires, et même, plus surprenant encore, aux musiques françaises. (Significativement, les entreprises de collecte des musiques françaises possèdent une histoire souvent très marquée politiquement, et restent dans l’ensemble méconnues. Dans l’entre-deux guerres, Joseph Canteloube, compositeur et folkloriste issu de la Schola Cantorum, copie les chants d’Auvergne, avant de finir vichyste convaincu. Le revivalisme des musiques « traditionnelles » initié par la Schola est ensuite repris, dans les années 1970, par le renouveau des mouvements régionalistes.)

Deep Blues n’est donc pas seulement un livre essentiel sur une musique qui nous accompagne encore. Lu dans la France de 2020, il pose un immense point d’interrogation devant les visages multiples du blues, musique du diable et des vrais chrétiens, musique des Noirs états-uniens et synapse infatigable entre tant de communautés et de mondes, musique sophistiquée et brutale, de virtuoses badins et d’analphabètes géniaux. Musique qui, dans son élan jamais démenti, interpelle un imaginaire sonore français peinant à embrasser les créations populaires, d’où qu’elles viennent. Même quand elles viennent de là. Quand elles viennent du blues.


  1. Un chapitre de Deep Blues avait toutefois été traduit en 1998 par Alexandre Laumonier dans la revue Nomad’s land.

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