Les mots en cérémonie

On connaissait le « poète noir, blanc de visage » : Xavier Forneret. Voici maintenant « le poète nègre, blanc de visage » : Alexandre Pierrepont. « Nègre », adjectif honni, est bien sûr à entendre au sens où Aimé Césaire l’a dépouillé de son insupportable acception colonialo-raciste pour le magnifier et lui donner une dimension pourquoi pas universelle.


Alexandre Pierrepont, Frontières du Monde habité. Dessins de Massimo Borghese. Préface de Jean-Yves Bériou. Pierre Mainard, 90 p., 14 €


On ne sait pas où ranger les œuvres si bousculantes d’Alexandre Pierrepont : bibliothèque ou discothèque ? Anthropologue, auteur d’ouvrages de référence sur la permanence et les mutations du jazz jusqu’au plus inventif (Le champ jazzistique, La nuée, l’un et l’autre aux éditions Parenthèses), diseur de bonne aventure enregistré en compagnie de musiciens forcément aventureux (Maison hantée et Passages chez RogueArt, De fortune avec le groupe Bonadventure Pencroff chez MZ Records, Traités et accords chez Vents du Sud), fomenteur d’une association, « The Bridge », qui dresse un pont non de pierre mais de sons entre les États-Unis (principalement Chicago) et la France, il vient de publier son quatrième recueil de poèmes. Le premier, J’ai du bon tabac, écrit en collaboration avec Bertrand Schmitt, a paru en 1993 sous le label « éditions surréalistes » : à vingt ans, Alexandre Pierrepont faisait partie du groupe surréaliste de Paris, maintenu contre un soi-disant vent de l’histoire par feu Vincent Bounoure et quelques autres. Voilà pour la présentation.

Cinq longs poèmes – un sixième, plus court, nous attend par surprise derrière un dessin de Massimo Borghese dont la ligne claire donne existence à toute sa fantasmagorie –  dessinent les Frontières du Monde habité (on notera la majuscule), monde à la beauté duquel Pierrepont veut décidément s’unir corps et âme, alors même qu’elle ne cesse d’être souillée. Et il veut nous le faire savoir de mille et une façons pour nous inciter à une union identique, chacun selon son registre. Le sien, ici, se déploie dans une langue qui chante et surtout qui résonne. Votre oreille sera sa forêt. Car pour bien entendre, il est préférable de lire à haute voix, entendre les réverbérations, les échos, les doubles rugissants :

Je tourne ma langue dans le bec de la planète

Je tourne ma langue dans la bouche du monde

Et dans la boue du monde

dans la bouche du monde

dans la boue du monde

dans la bouche du monde

dans la boue du monde

dans la bouche du monde

dans la bouche du monde

Pour Pierrepont, ce n’est pas que les images balbutient, mais il n’a besoin que de tourner une seule fois sa langue pour la déployer tous azimuts. La répétition rythme la phrase ; la strophe, comme la cymbale high-hat d’une batterie, soutient le phrasé pour que le sens ou la vision apparaisse nettement :

Seule la pluie est réelle

La pluie qui tombe stridente

Stridente

Et s’arrête à quelques mètres du sol

Au-dessus de nos têtes coupées

Seule la pluie est réelle

La pluie singe bleu

La pluie les bras ballants et stridente

De guerre lasse

De guerre lasse dans le monde envahi

La pluie seule qui ne porte pas de nom

Sur sa seule lèvre

Et toutes ses langues tournant dans le ciel

Stridentes

Le squelette de la pluie

(Notons en passant que l’avantage du livre sur l’enregistrement ou l’audition lors d’une lecture en public – que Pierrepont pratique assez souvent – est qu’on peut revenir en arrière, faire halte, rebondir et bien sûr se taire, laisser les mots parler en silence.)

Alexandre Pierrepont, Frontières du Monde habité

Charles Mingus en 1976 © Tom Marcello

La liberté est chez elle dans ce recueil : toutes les formes sont bonnes à prendre, toutes les tonalités sont les bienvenues, y compris dans la mise en page, dûment pensée sans être extravagante. Ainsi, la chambre 20 du premier poème, « Maison hantée », occupe deux colonnes, on croirait deux lits. Le troisième poème, « De fortune », au titre aussi vague qu’une échappée sur l’océan, joue avec le corps et la graisse des caractères pour suggérer la polyphonie de la parole (la version enregistrée fait tonner les cuivres !). Pierrepont ne néglige pas non plus la narration : il sait ne faire qu’un du poète et du griot. Cette liberté formelle, ces images trouvées au détour du laisser-aller, n’empêchent pas de penser qu’il y a préméditation : puisqu’il s’agit de (re)sacraliser le monde, rien comme le cérémonial des mots pour y parvenir. Le mot monde est ici omniprésent, tout autant que le mot mot (« Mau-Mau ? », s’interrogeait le contrebassiste Charles Mingus particulièrement africain dans son magnifique Passions of a Man, comme si nous l’étions tous). Malgré l’abondance d’images dont la provenance automatique fait peu de doute, telle

La longue rangée des visages

Dans la pleine maison en h

L’aile du g de l’aigle

le verbe d’Alexandre Pierrepont est sous le contrôle paradoxal d’une conscience qui revendique l’imaginaire comme sa source et son aboutissement, d’une lucidité où le poétique et le politique ne sont pas vécus contradictoirement. « Le jardin des crânes », dans sa forme journal de voyage, serait-il destiné à faire mentir, mais en toute complicité, André Breton et son péremptoire « L’acte d’amour et l’acte de poésie / Sont incompatibles / Avec la lecture du journal à haute voix » ? Pierrepont laisse parler la sienne, la laisse se nouer à d’autres langues, à la langue réitérative, lancinante et dansante venue d’Afrique, à la langue des cérémonies vaudoues, langue de chair et d’os autant que de mémoire et de savoir.

Je vois trouble

Je vois l’atome et le vautour

Je lis sur toutes les lèvres

Je suis saoulé par les Loas

Docteur-Feuilles à qui faut-il que je m’adresse

Puisque toute parole n’est possible qu’adressée

Porte-parole, parole-porte

Béquille de Legba, Nom-vaillant

Faut-il que je m’adresse

Michel Leiris cherchait le sacré au plus intime de sa vie quotidienne. Lieux, objets, faits de langage, personnes, tout pouvait franchir les frontières du monde ordinaire pour revêtir « un caractère sacré », comme il l’explique et le détaille dans L’homme sans honneur [1]. Alexandre Pierrepont fait exploser son moi ou plutôt son je en une multitude de nous, comme si le dedans n’était que le dehors retourné comme un gant. Comme si l’amour, c’était soi dans l’autre et réciproquement (le lyrisme de Pierrepont est en langage « pétrifié », il ne donne pas dans l’épanchement). Comme si ce qu’il y a en nous de plus singulier était pluriel. Voilà ce que tambourinent ces poèmes où le chiffre trois – je, nous, elle – se laisse deviner comme la pierre (ou la bière !) sous la mousse. Des poèmes qui tonnent, ressassent, s’enfuient, reviennent, se taisent, éclatent, s’apaisent. Des poèmes faits pour habiter sans frontières notre monde.


  1. Le sacré dans la vie quotidienne, Allia, 2018.

Tous les articles du numéro 73 d’En attendant Nadeau