Sabrina Valy est à la tête des éditions de la Philharmonie, dont la singularité ne se résume pas à son rattachement à une institution musicale publique de première importance. Depuis quelques années, les parutions nombreuses de cette maison d’édition parviennent à proposer un discours sur la musique ouvert aux quatre vents, entre aventures littéraires, sommes savantes, essais iconoclastes ou didactiques. Pour En attendant Nadeau, Sabrina Valy expose ce travail d’édition singulier.
Qu’est-ce que représente la musique, selon vous, en tant qu’éditrice ?
Comme écriture, comme langage, elle peut être faite de signes… en mouvement. Elle rejoue l’évanouissement du signifiant face au signifié, la représentation impossible… Mais sa réalité matérielle, ses éléments vitaux, agissent sur nos vies de manière très concrète : dans la construction de nos souvenirs, grâce aux armes qu’elle nous donne pour penser le monde, par son pouvoir de rendre présentes des voix aimées… C’est une belle question.
Vous donnez souvent la parole à des musiciens et musiciennes qui jouent toutes sortes de musiques, ont des origines et des langues diverses. Comment se fait le choix entre ces différentes paroles ? Êtes-vous justement guidée par l’idée de représenter cette diversité dans une collection de textes ?
Nous sommes face à la matérialité des sources. Quelles traces ces artistes ont-ils laissées ? Quelles traces laisseront-ils ? La parole préexiste-t-elle au livre ou devons-nous la créer ? Nous lisons l’autobiographie de Brad Mehldau [Formation : Building a Personal Canon], qui nous surprend par sa qualité d’écriture. Un grand pianiste de jazz contemporain s’inspire du Bildungsroman, le roman de formation, pour décrire les expériences musicales qui l’ont façonné. On réagit en proposant une traduction française, initiée par Laurent Cugny, qui nous permet d’inclure dans nos livres le jazz, sous-représenté.
Nous découvrons les textes de Pauline Oliveros, inédits en français alors qu’elle a publié de son vivant plusieurs recueils importants. C’est une compositrice majeure, pionnière de la musique électronique et d’une pratique d’écoute méditative, le deep listening. Son œuvre écrite embrasse des formes très diverses : analyses musicologiques, textes techniques, engagés, conférences, poésie… Ces projets nous parviennent comme des évidences. Ce sont peut-être les paroles singulières qui nous guident.
Votre rythme de parution est soutenu et vous travaillez avec un grand nombre d’auteurs, traducteurs, sur des sujets très divers. Est-ce que les éditions de la Philharmonie sont selon vous une grosse maison d’édition ?
Les éditions de la Philharmonie sont devenues une maison d’édition. Depuis 2015, avec l’ouverture de la Philharmonie, nous avons développé six collections, édité une centaine de livres, ouvert le champ de leur diffusion. Nous sommes trois éditrices (avec Élise Foucault et Claire Martinet, également traductrice pour nous de David Byrne, Kodwo Eshun et Pauline Oliveros), un administrateur historique (Laurent Muñoz), une assistante commerciale (Nina Mougani Sita). Peter Szendy, philosophe et musicologue, nous accompagne dans l’élaboration conceptuelle des livres et leur artisanat textuel. Notre équipe comprend aussi des graphistes, des fabricants. C’est le dialogue, la rencontre qui font vivre les textes et naître des projets nouveaux. C’est un peu la définition d’une maison d’édition, de faire naître.
C’est-à-dire ? Que faites-vous naître ?
De nouvelles formes ou narrations, à des endroits inattendus peut-être, autour de sujets qui n’ont pas été abordés de cette manière-là. Prenons l’exemple du catalogue de l’œuvre du compositeur, sur le modèle de celui des œuvres de Debussy par François Lesure. Celui que nous avons édité pour Pierre Henry présente 400 notices détaillées de l’ensemble de ses œuvres. Il suit l’ordre de composition. Mais ce catalogue raisonné est aussi un livre d’images : à travers le choix des documents, leur montage graphique, on voit l’évolution technique et musicale de Pierre Henry. Traversant les époques, entouré de ses collaborateurs, il s’inscrit dans une histoire collective. Le compositeur n’est plus seul !
Pour le centenaire de la naissance de Pierre Boulez, nous publierons un catalogue de l’œuvre illustré des deux principaux fonds d’archives, la BnF et la fondation Paul Sacher. Alain Galliari en est l’éditeur scientifique. L’idée est de fabriquer un ouvrage de référence, dont la porte d’entrée ne soit pas réservée à l’analyse musicologique. Un livre dans lequel le kaléidoscope des différentes figures de Boulez (le compositeur, le chef d’orchestre, l’éditeur, l’homme de culture…) puisse éclairer autrement son rapport à la création. Ces livres sont le terme d’une longue gestation.
À travers les écrits de compositeurs, vous avez édité plusieurs livres qui sont aujourd’hui des ouvrages de fonds. Je pense, par exemple, à l’ouvrage de Morton Feldman, Au-delà du style. Sur le plan commercial, comment fait-on vivre ce fonds ?
C’est un travail de longue haleine. Celui qui nous occupe peut-être le plus aujourd’hui sur le plan de la diffusion. On sait qu’un tiers des livres distribués sont retournés par les libraires : ce sont les invendus. Un ouvrage comme Au-delà du style de Morton Feldman (traduction de Jérôme Orsoni), jugé « difficile » à installer, devient un livre de fonds avant d’avoir commencé à exister. C’est donc une question de temps, de ralentissement du rythme de la diffusion. Notre stock physique nous permet de ne pas envoyer au pilon les livres qui circulent lentement.
L’intégralité de notre catalogue comprend les ouvrages parus depuis 1995, du temps de la Cité de la musique, soit 350 références. Comme les nouveautés, ils sont distribués par Interforum, diffuseur généraliste, et nous avons une librairie en ligne qui crée des ponts entre les anciennes et les nouvelles parutions. Ne peut-on pas lire en même temps un manuel d’harmonie et Anatomie de la folle lyrique, de Wayne Koestenbaum, un livre non académique, rhapsodique, sur l’amour de l’opéra ?
La collection « Supersoniques » crée en effet une forme originale de livre, croisant autour de la musique des créations littéraires et picturales ou photographiques. Quelle forme avez-vous voulu créer à travers cette collection ?
Cette collection a un rapport à l’espace singulier, presque tridimensionnel, avec un texte, des images – considérées comme un deuxième récit, non comme des illustrations – et leur rencontre dans l’espace du livre, qui produit encore autre chose.
Les auteurs sont les interprètes des personnalités musicales qui sont racontées. Plus ces figures sont connues, plus la forme du récit est libre et se détache des biographèmes… Glenn Gould (par Élie During et Alain Bublex) est une petite fiction, quand Moondog (par Guy Darol et Laurent Bourlaud) est un conte biographique : sans doute parce que Moondog est à redécouvrir ? Les numéros 3 et 4 sont dédiés à deux figures de l’invention sonore : Alexander Graham Bell, sous une forme d’antibiographie que construisent Juliette Volcler et Matti Hagelberg – ils déboulonnent la statue ! –, et Sappho, l’initiatrice du mode mixolydien, dans un espace de projection poétique que composent Stéphane Bouquet et Rosaire Appel. Les dessins de Rosaire Appel nous aident à imaginer les chants perdus de Sappho.
On réfléchit aux manières d’ouvrir la collection : à des collectifs, des groupes, des duos (bientôt, Nadia et Lili Boulanger). Que l’individu historique prenne part aux mouvements, aux connexions esthétiques d’une aventure musicale plus collective. Ce sont des textes de commande, mais on laisse les auteurs libres de choisir leur sujet. Et on se retrouve avec un nombre de femmes et de collectifs minoritaires…
Spontanément, les auteurs choisissent plus souvent des hommes connus ?
Que des femmes inconnues ? Oui, sans doute ! Écrire librement sur les créatrices, les héroïnes sonores oubliées, présuppose une recherche historiographique puis une mise en récit. C’est difficile de lire et d’écrire l’histoire en même temps. On rêverait d’accueillir la compositrice engagée Ethel Smyth dans les Supersoniques, par exemple. Nous recherchons l’auteur, l’autrice qui se prêtera au jeu de cette histoire-là.
La collection a une ambition de vulgarisation précise et juste. Ses illustrés sont de petits actes de connaissance, portés par l’invention. On cherche à raconter le pouvoir de la musique et des sons par d’autres voix que celles des musicologues ou des spécialistes, à varier les récits. Montrer l’empreinte « révolutionnaire », extraordinaire, que ces créateurs et inventeurs ont laissée dans l’histoire sonore.
La musique fait toujours un peu peur ?
On fait de moins en moins face à un refus de « parler musique » – qui serait un équivalent de la belle expression « parler peinture » – de la part d’écrivains ou de chercheurs venus d’autres disciplines, qui n’auraient pas le bon vocabulaire ni le savoir technique pour en parler. La liberté narrative donnée aux auteurs conjure peut-être l’esprit de sérieux qu’on associe au domaine de la musique. Le nom même de la collection, « Supersoniques », ouvre un espace de jeu. C’est un mot fédérateur. Adorno y renvoie dans son grand traité sur l’interprétation que nous venons de traduire en français : « Toutes les langues utilisent le terme de “jeu” en parlant de la musique. »
Comment intervenez-vous, en tant qu’éditrice, dans ce lien – maltraité dans de nombreux romans – entre la musique et la littérature ?
La commande guide les auteurs : un texte court, des annexes bio-bibliographiques, la collaboration avec un artiste, une configuration à la fois inventive et accessible. La forme du récit, son esprit, s’esquissent rapidement : ce sera une fiction, un abécédaire, du théâtre, un récit d’un genre hybride, etc. Le choix des auteurs est déterminant pour travailler à leurs côtés, s’ils l’acceptent, la mélodie du texte.
Cela se ressent énormément, par exemple dans le texte que Célia Houdart consacre à Erik Satie, qui est énormément travaillé.
Le texte d’Erik Satie était déjà très réussi dans sa première mouture : le ton, le rythme, un décalage dans le récit qui crée une sorte d’aura de surprise flottante. Non seulement Célia Houdart s’est beaucoup documentée, mais elle a fait un travail d’enquête poétique : marchant à Honfleur, à Montmartre, à Arcueil, dans les pas d’Erik Satie. Nous lui avons proposé de gommer dans son texte quelques traces de son passage sur ces lieux, pour entremêler les temps (comme elle le fait dans Villa Crimée). Dès la genèse du projet, Célia Houdart et l’artiste Alain Huck envisageaient d’imbriquer franchement texte et dessins en traitant le texte comme une image.
Au-delà de la forme des « Supersoniques », n’y a-t-il pas aussi (peut-être surtout) une recherche d’un autre lectorat ? Célia Houdart peut attirer des lecteurs de littérature contemporaine qui ne liraient pas forcément un livre consacré à Erik Satie.
Cette volonté touche l’ensemble des ouvrages que nous éditons. Mais il est vrai que pour les « Supersoniques » cette recherche est particulièrement prononcée. La collection « vise à formuler ce qu’est pour nous, aujourd’hui, la musique créée hier », dit le texte imprimé en gros caractères sur le rabat – dont l’usage n’est pas réservé aux enfants ! J’ai en tête les collections de Pierre Seghers, comme « Poètes d’aujourd’hui ». Seghers voulait dire au plus grand nombre « ce qu’est la poésie qui s’est faite et qui se fait ». Comment raconter la musique au présent ? Et pour qui ?
Tout cela laisse penser que des bandes dessinées auraient largement leur place dans votre catalogue !
Complètement ! Les « Supersoniques » sont proches de la bande dessinée, disons expérimentale, et la collection pourrait s’étendre à d’autres formats. Pourquoi pas un manga sur les sons ? Je pense aux puissantes onomatopées graphiques du mangaka japonais Yûichi Yokoyama dans Plaza (éditions Matière).
Pourquoi l’institution de la Cité de la musique-Philharmonie de Paris n’a pas fait de maison de disques et s’est concentrée sur la production de livres ?
Il y a des coproductions de disques ou de vinyles, liées aux enregistrements sur les instruments du musée de la Musique ou aux bandes-son des expositions. Du côté des Éditions, nous avons abandonné le livre-disque, trop coûteux à fabriquer, surtout dans un contexte d’évolution de nos pratiques d’écoute. On veut créer des livres qui durent, des livres-pierres. On n’imprime pas de QR Codes, ou très rarement, mais on renvoie aux références matérielles des ouvrages cités – livres, enregistrements, documentation… Sans se couper bien sûr du partage en ligne, qui triomphe : on diffuse des playlists, des contenus « compagnons » de l’imprimé. Nous sommes soucieux de la disparition des sources.
Comme vous évoquiez l’espace tridimensionnel créé par les « Supersoniques », on pourrait se dire qu’il serait logique d’aller jusqu’au livre-disque : l’image, le texte et le son trouveraient une réalisation matérielle !
Les livres peuvent-ils être sonores autrement que par le disque ? Je crois que oui. Nous explorons de différentes façons les liens entre lecture et écoute. On édite le texte d’une création musicale. On publie un répertoire d’œuvres et de sons. On enregistre une autrice qui déclame son texte dans la chambre anéchoïque du musée de la Musique… C’est une manière, pour les mots, de tirer une sorte de réalité concrète. Certains livres traduisent l’expérience sonore dans leur langue, comme Plus brillant que le soleil de Kodwo Eshun ou Le son du camion de Nathalie Quintane et L.L. de Mars, avec ses ruptures syntaxiques, son caractère de prose coupée..
Par rapport au livre-disque ou au format numérique « augmenté », vous pensez que c’est un manque ?
Non, je pense que ce serait commercialement peu pertinent. Je me disais simplement que cela interpelle le mouvement de dématérialisation de la musique, comme s’il était plus facile désormais de revenir au physique par le livre que par le disque. Je me demande s’il n’y a pas tout un public pour lequel le livre est un objet musical plus évident que le disque.
C’est un des grands enjeux qui soutiennent notre activité éditoriale au sein de la Philharmonie de Paris. Olivier Mantei, le directeur général, encourage la rematérialisation : notre rapport à la musique se tisse dans des lieux physiques, où on lit, on voit, on enregistre les mots, les sons capables de nous transformer. C’est une réponse à l’assimilation de l’invisible à l’immatériel. Les livres font partie de cet « hypertexte » : pour naviguer comme objets musicaux achevés, ils doivent dialoguer avec le numérique, constituer les archives de demain. Des archives qui écoutent la source et l’horizon…
L’idée d’objet sonore se perçoit dans le travail graphique de mise en page et de maquette, au-delà même de la question de l’illustration. Comment travaillez-vous cet aspect ?
Nous sommes très attachés à l’artisanat du livre, qui relie les gestes de création et de façonnage : la typographie, la gravure, le choix des matériaux, l’impression… Frank Secka est à l’origine du graphisme de « La rue musicale ». Le parti pris est assez radical : il n’y a pas d’image en couverture et pas de texte sur l’image en quatrième de couverture. Il sous-entend : que voit-on quand on écoute ? À l’intérieur, les pages sont ponctuées d’ouvertures noires à fond perdu, un motif qui se répète… Pour la collection « Supersoniques », Sylvia Tournerie organise la rencontre entre texte et images comme une graphiste-architecte. La typographie Allan rappelle la culture populaire des comics. Dans cette aventure éditoriale collective, chaque page, chaque marge est discutée.
Cette collection questionne aussi l’institution à laquelle vous appartenez, en prenant de biais certaines catégories, et notamment celle de classicisme. La Philharmonie renvoie avant tout à la musique dite classique, et vous proposez des livres qui s’intéressent à tous les genres et à toutes les périodes, voire à toutes les façons de produire de la musique. C’est une idée qui a guidé votre travail sur la collection ?
À son ouverture, en 2015, la Philharmonie accueillait deux expositions, consacrées à Pierre Boulez et David Bowie. N’ont-ils pas été respectivement préoccupés par la liberté de création, ses moyens d’expression et de production-diffusion ? En voulant théâtraliser le rock, comme le décrit Philip Auslander dans Glam Rock, Bowie s’inscrivait malgré lui en faux par rapport à la contre-culture d’alors : le théâtre musical, jugé conservateur, s’opposait au mouvement de radicalisation politique et culturelle du rock des années 1960, 1970… Nos collections sont nées de cette réflexion générale sur le rôle de la musique et des sons dans la société, au croisement des esthétiques. Quels sont nos usages, quelles sont nos représentations ? Nous avons autant envie de remettre en perspective des sujets liés au classicisme que de prendre au sérieux des figures populaires qui n’ont jamais été traitées ainsi. La porosité entre musiques populaires et musique dite savante est explorée à la Philharmonie, à beaucoup d’endroits.
D’où le Penser les musiques populaires, récemment paru ?
Oui, une anthologie de textes issus d’une dynamique pluridisciplinaire, les popular music studies. Comment penser les formes et les pratiques musicales contemporaines ? À l’université française, elles restent un domaine assez marginal alors que de plus en plus d’étudiants s’y intéressent… Les mutations du monde de la musique liées à l’enregistrement, il en est beaucoup question dans Qu’est-ce que la musique ? de David Byrne, qui ouvre les « Écrits de compositeurs » à la pop. Ce n’est pas une autobiographie mais un essai foisonnant sur la musique. Un chapitre parle du pouvoir de la sélection : que fait-on lorsqu’on est confronté à un choix infini de musiques ? Qui nous guide ? Où les recommandations nous mènent ?
Byrne s’est intéressé aux techniques musicales de la diaspora africaine, au fondement selon lui d’une grande part de la musique populaire aujourd’hui dans le monde. Pour comprendre l’essence musicale africaine et ses formes d’appropriation, il faut lire L’imagination africaine en musique de Kofi Agawu, dont vous avez rendu compte. Agawu invite à une expérience participative de la musique africaine. Elle n’est pas une « musique de processus », comme le pense Steve Reich lorsqu’il s’en empare dans les années 1970. Les danses que Reich a étudiées au Ghana reposent sur des narrations rythmiques dirigées par un maître tambour. Or le processus implique l’ensemble, la totalité… Agawu nous engage à « vivre dans son corps la production de musique réelle, plutôt qu’imaginée ».
La collection « La rue musicale » témoigne d’une volonté d’ancrer les questions savantes dans une actualité politique, sociale et académique. On retrouve le féminisme avec McClary, mais aussi la question coloniale et décoloniale avec le livre de Kodwo Eshun, Plus brillant que le soleil ou celui de Kofi Agawu. C’est un choix éditorial fort et explicite.
J’ai rejoint le projet éditorial de la Philharmonie parce qu’il ouvrait la musicologie aux sciences humaines et sociales. Je travaillais pour la revue Critique, revue « générale » fondée par Georges Bataille qui a toujours voulu échapper à la spécialisation savante. « La rue musicale » partait de ce constat : la musicologie, dans la langue francophone, n’embrasse pas les dimensions sociale et politique du fait musical. Le point de départ était donc la réception de textes anglo-saxons, issus des diverses Studies… Vous citez Ouverture féministe de Susan McClary, qui introduit le genre comme véritable catégorie de l’analyse musicale : écrit en 1991, il a été traduit en 2015.
Je définirais aujourd’hui « La rue musicale » comme une collection d’essais, composites et déliés, qui inclut des textes historiques, des recherches contemporaines… et reconnaît les changements de paradigmes. Elle n’est pas moins « critique » pour autant. Nous y avons publié La mélodie du monde d’Isabelle Kalinowski, qui explore les liens établis autour de 1900, à Berlin, entre la psychologie et l’ethnologie musicale naissance, l’étude scientifique de l’écoute musicale, la philosophie de la sensation… à l’époque où les savants conjuguaient de véritables spécialisations dans différentes disciplines. Cela nous paraît impensable aujourd’hui. Nous y avons publié Plus brillant que le soleil de Kodwo Eshun, qui est un livre-ovni, précurseur de l’afrofuturisme en musique. Il prend la trajectoire initiée par Mark Sinker avec la science-fiction, le premier à avoir fait le lien entre l’enlèvement extraterrestre et la réalité de l’esclavage. C’est aussi un texte hybride, littéraire, plastique, qui traduit en mots la science du breakbeat. Claire Martinet, qui nous en a proposé la traduction, a fait des trouvailles linguistiques.
On retrouve cette dimension de texte sonore et visuel dans certains livres de compositeurs, notamment celui de Morton Feldman.
Ce livre de Morton Feldman contient les transcriptions des conférences et master class qu’il a données à Middelbourg les trois dernières années de sa vie, entre 1985 et 1987. Ce sont des paroles improvisées. On voit sa pensée, d’une brillante clarté, partir dans tous les sens. Même si on ne peut pas tout à fait se représenter le spectacle que c’était, les didascalies indiquent les moments où il fait des gestes, tape du poing sur la table, module sa voix, rit… Là encore, il faudrait revenir aux traces, celles du professeur : quelques enregistrements vidéo de ses interventions sont disponibles en ligne.
Feldman parle beaucoup de sa relation à ses amis peintres, Willem de Kooning et Philip Guston. Il y a un passage magnifique où il évoque le compositeur japonais Tōru Takemitsu, ses références à la nature. Feldman voit dans sa partition des oiseaux en vol, très bien dessinés et, au milieu, un merle. Takemitsu lui répond que c’est un mi bémol.
Les livres de « La rue musicale » proposent une réflexion en acte sur ce qu’est l’écoute de la musique : comment les livres interviennent-ils dans l’écoute ?
Une réflexion critique en acte, au sens brechtien ? Elle repose d’abord sur l’idée qu’une certaine vérité de l’expérience musicale n’a lieu que par la traversée du son et des sonorités. Donc par une expérience de lecture, avec toute sa dimension sensible. De même qu’un concert peut bouleverser l’auditeur, le mot écrit touche le lecteur… Culturellement, nous avons besoin d’outils pour construire notre écoute, comprendre son sens social et sa profondeur historique ; pour modeler notre figure d’auditeur. Votre insistance sur cet aspect souligne peut-être une absence d’auto-réflexivité, dans le corpus des ouvrages sur la musique, par rapport à celui d’autres arts ?
Ce manque serait plus significatif pour la musique que pour, par exemple, la littérature, le cinéma ou les arts plastiques ?
Les livres de « La rue musicale » entrent en résonance avec des questionnements qui parfois ont déjà cours dans d’autres disciplines, comme la littérature ou le cinéma. Les débats liés à la représentation des femmes, par exemple. Par des choix éditoriaux, nous essayons de nous auto-corriger : faire entendre des voix pour réparer des injustices ?
Quelles injustices ?
Nous évoquions tout à l’heure la parution future des écrits de Pauline Oliveros – dont j’ai lu que vous pensiez qu’elle était très connue. Une première forme de réception est en train de se créer, en France, autour de son œuvre : des expositions, des projets de recherche, des publications. Ce sera la première femme compositrice publiée dans nos écrits de compositeurs.
Qui vont continuer à s’appeler « Écrits de compositeurs » ?
Je pense qu’il faudra changer le nom !
Vous soulignez que je qualifiais dans un article précédent Pauline Oliveros comme une compositrice très connue, ce qui est effectivement le cas dès qu’on s’intéresse aux musiques expérimentales des cinquante dernières années. Pour autant, elle reste méconnue du grand public. La musique est particulièrement sujette à ces effets de milieu, qui créent des fossés difficiles à combler entre l’idée de grand public – et donc de populaire – et l’ambition de précision qu’on retrouve dans les milieux spécialisés. Comment abordez-vous cette spécificité en tant qu’éditrice ?
Je dissocie les notions de grand public et de populaire, et ne leur oppose pas une ambition de précision ni de justesse. En tant qu’éditrice, le poids des mots m’interroge : dans quelle(s) langue(s) parle-t-on de musique savante, dans quelle(s) langue(s) parle-t-on de musiques populaires ? avec quelle connaissance ? quelle conscience sociologique ? quelle charge idéologique ? Et a contrario, quelle possible légèreté ?
Comment s’organise votre travail de collaboration avec la Cité de la musique-Philharmonie de Paris ?
Les éditions de la Philharmonie forment un espace autonome au sein du projet éditorial de la Philharmonie. On crée le plus de rencontres possible avec la programmation. Ces échos sont évidents dans le cas d’anniversaires, comme en 2024-2025 avec Schoenberg, Berio, Boulez. Les nouvelles orientations du musée de la Musique reconnectent les patrimoines musicaux à travers le monde. Nous poursuivons en parallèle notre travail éditorial en ethnomusicologie : un ouvrage sur la kora de Victor Schœlcher par Alexandre Girard-Muscagorry, Les musiques nées de l’esclavage par Bertrand Dicale, les écrits de Marió de Andrade sur la musique populaire brésilienne…
Les écrits de compositeurs – Steve Reich, Karlheinz Stockhausen, Philip Glass – circulent dans le cadre d’une programmation régulière de ces artistes-là. D’autres écrits, de compositeurs et compositrices plus rarement joués, dessinent des pistes musicales à explorer. Certains livres incitent à réfléchir le sens de la performance musicale, le cérémonial du concert… comme Musiquer de Christopher Small.
J’imagine que cela pose une question délicate par rapport à d’autres maisons d’édition, puisque vous êtes prise entre deux temporalités : celle de la programmation de concerts et celle du monde de l’édition.
Combien de temps faut-il pour éditer un ouvrage de référence ? Le fond et la forme sont nécessairement définis par le temps… qui reste. Nous avons un an pour préparer le catalogue de l’exposition sur le Boléro de Ravel, qui ouvrira en décembre. Avant même d’entrer dans la matière éditoriale, il faut penser une structure, commander des textes, imaginer l’iconographie – en l’occurrence, photographier la maison de Montfort-l’Amaury –, convaincre un coéditeur…
Cette question de la temporalité ouvre un autre espace-temps : celui de la traduction. Il engage le livre à venir de longs mois avant que ne commence vraiment la révision du texte, sa préparation, etc. Le temps de la programmation est une suite de cycles que nous accompagnons avec les ouvrages du fonds et les nouveautés.
Pour être plus concret, comment diffusez-vous les livres liés à la programmation de la Cité de la Musique-Philharmonie de Paris ?
Nous sommes diffusés dans l’ensemble des librairies en France, en Belgique, en Suisse et au Canada. Et nous avons des points de vente in situ : le public peut rencontrer nos livres à la sortie d’un concert, d’une rencontre-conférence, d’une exposition, etc.
L’ensemble du catalogue résonne d’une manière ou d’une autre avec la programmation de la Philharmonie – en contrepoint parfois. Les livres plus directement liés à un cycle de concerts ou à un artiste en résonance avec la programmation – cette année, Heiner Goebbels, dont nous publions les écrits – ne sont pas plus « institutionnels » que les autres. Nous voulons qu’ils puissent circuler de manière diffuse. C’est vraiment quelque chose en cours de transformation : être identifié comme un éditeur généraliste, non comme un éditeur spécialisé.
Le fait d’être dans une institution vous permet-il de vous dégager des questions de vente ? Ou du moins de les aborder différemment ?
Elle ne nous permet absolument pas de nous dégager de ces questions, mais de les poser différemment d’un éditeur privé. Notre modèle économique nous permet de prendre des « risques » sur certaines publications, comme les traductions : les coûts d’exploitation qui ne sont pas amortis par les ventes sont compensés par un mécanisme de péréquation, qui tend à disparaître dans l’édition. Garantir ce modèle économique revient à garantir l’autonomie et l’accessibilité des ouvrages : proposer des ouvrages très édités, de belle facture, à une basse tarification quand nous le pouvons.
Nous sommes soucieux de l’ensemble des coûts de production, du choix des matériaux, concernés par l’augmentation du prix du papier. Nous situons notre production en France autant que possible, pour des raisons écologiques également.
Votre rapport aux autres éditeurs est-il modifié par le fait de travailler dans une institution publique ?
Nous pouvons être considérés comme privilégiés, à tort. Travailler dans une institution conditionne notre structure éditoriale mais ne modifie pas notre engagement dans les textes, dans les livres. En revanche, nous avons une responsabilité accrue du fait de la disparition d’une grande partie des collections historiques sur la musique. Quel éditeur publierait aujourd’hui les écrits de Schoenberg, articulant les essais sur la musique à des textes plus littéraires et plus personnels ? C’est le projet que nous avons avec les éditions Contrechamps, parmi d’autres alliances éditoriales.
Nous recevons de plus en plus de propositions d’ouvrages, de textes fondamentaux, en partie du fait de la disparition ou du désengagement des éditeurs de livres sur la musique.
Comment expliquez-vous ce désinvestissement ?
Je pense que ces ouvrages ne sont pas suffisamment rentables. Mais il faut nuancer : il y a d’autres formes d’engagement éditorial, souvent de la part de plus petits éditeurs, qui peuvent aborder la musique différemment – à travers la pluridisciplinarité, ou le champ de l’art sonore, par exemple.
Dans le cas de Bruno Monsaingeon, on remarque qu’il s’agit d’un livre sur le cinéma et la musique. Comme pour ce que nous évoquions précédemment à propos des « Supersoniques », il y a aussi une possibilité plus évidente de sortir de Paris et du lectorat spécialisé dans la musique par le sujet même du livre, qu’on imagine mal reproductible pour les ouvrages de Stockhausen. Est-ce que certains livres permettent justement de sortir de ce lien avec l’institution ?
Nous avons publié les entretiens de Bruno Monsaingeon, Filmer la musique, à l’occasion des quatre-vingts ans du réalisateur. Monsaingeon est connu du grand public pour ses films consacrés à Glenn Gould. En 1974, le premier épisode de sa série Gould a été diffusé en boucle sur les chaînes publiques de la télévision française alors en grève… Il l’a rendu célèbre en France du jour au lendemain ! L’enthousiasme des libraires et des lecteurs s’est traduit par une série de rencontres organisées à travers la France : librairies, conservatoires, etc.
Pour susciter ces désirs de lecture, on essaie d’être plus en contact avec les lecteurs, les lectrices dans des lieux d’échanges qui ouvrent le livre à la discussion, l’associent aux œuvres et aux performances… Nous avons participé cette année au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. Avec les « Supersoniques », nous allons dans des galeries d’art (Chantal Crousel, Galerie C).
Est-ce que ce sont les livres qui nous permettent d’étirer ce lien avec l’institution ? J’ai l’impression que ce sont aussi les manières, vivantes, d’en parler. Les écrits de Karlheinz Stockhausen, Écouter en découvreur, ne pourraient-ils pas être découverts dans le cadre d’un festival de musique expérimentale, par exemple ? Et de même, en librairie : s’il n’existe pas ou plus de rayon musique, pourquoi ne pas placer certains livres au rayon des sciences humaines, de la littérature ou des beaux-arts ? Donc, convaincre les libraires ?
Le fait d’être inclus dans une institution semble faciliter certains aspects de votre travail d’édition, sur le plan matériel et sur la mise en relation avec de nombreux acteurs musicaux. Mais cela peut-il représenter également une contrainte ?
Nous avons développé notre production éditoriale mais nous n’avons pas transformé notre constitution pour autant, même si nous évoluons : les Éditions sont les racines d’une nouvelle direction éditoriale qui relie l’écrit à la parole vivante (les conférences, les rencontres), à l’appui d’une réflexion partagée sur la transmission des savoirs et la formation des archives. Le devoir de lignes exigeantes et pluralistes garantit notre liberté. Cette autonomie existe depuis la création de la Cité de la musique en 1995. Il y a toujours eu des publications, qui ont accompagné les mouvements institutionnels et musicaux : ouvrages liés au développement de projets pédagogiques, répertoires d’œuvres, monographies, études des musiques et instruments extra-occidentaux lors de leur acquisition au Musée, etc. Aujourd’hui, nous ancrons cet héritage dans une approche critique plus transversale sur nos pratiques, nos récits imaginaires, la provenance des instruments… Le premier ouvrage de notre collection liée au musée de la Musique portait sur le Oud Nahhât, inscrit dans le paysage historique, culturel et fantasmagorique de Damas.
Cet ouvrage sur le oud Nahhât correspond idéalement à son ambition encyclopédique, pédagogique, didactique, mais est aussi agréable à lire. Il y a une maquette particulièrement soignée, des encarts qui contextualisent ou éclairent les notions techniques… En même temps, on retrouve un caractère critique extrêmement contemporain, notamment par la déconstruction du regard orientaliste sur l’instrument. N’y a-t-il pas dans cet ouvrage un travail sur les contraintes institutionnelles ? Vous faites un livre assez muséal, avec un travail éditorial d’actualisation très perceptible.
Il y a des histoires humaines derrière les livres… L’auteur, Marc Loopuyt, a pratiqué le luth oriental en Orient auprès des maîtres. Il a d’abord voulu voir l’instrument. Dans le laboratoire du musée, on l’a vu tracer à la main les contours de l’instrument, prendre ses mesures, pour nous expliquer ensuite comment il se rapportait aux lois harmoniques de la géométrie. Ces schémas de construction sont représentés dans le livre. Il a identifié le luthier, Abdoh George Nahhât, fils de George Youssef Nahhât, maître sculpteur sur bois et pierre. Alors que la plupart des ateliers de lutherie ont été détruits à Damas, c’est un travail de préservation et de diffusion essentiel, comme Jean During l’a fait à sa mesure pour la musique iranienne au temps du Shah.
La contrainte de cette collection, c’est son format éditorial : une densité d’informations est contenue dans une maquette très chartée, avec beaucoup de documentation iconographique, des encarts organologiques… Elle peut faire penser aux collections encyclopédiques de poche des années 1980, comme la collection « Découvertes Gallimard ».
Surtout que les questions d’organologie – science des instruments de musique – n’ont jamais suscité d’ouvrages particulièrement accessibles et séduisants…
Les ouvrages sur les instruments de musique relèveraient du livre technique ou symbolique ? Un beau catalogue sur les Stratocaster, sur les Stradivarius ? Le livre que nous avons publié sur la guitare Fender Stratocaster de 1954, par Benoît Navarret, replace l’instrument dans son contexte de fabrication industriel : il fait partie des modèles de « pré-série », avant que Léo Fender ne lance la production Stratocaster. L’ouvrage présente les marques exploratoires, les inscriptions manuscrites à l’intérieur de l’instrument avec les noms des employés Fender qui à l’époque ont inspecté le manche, contrôlé le câblage : Tadeo Gomez, Mary Lemus, Abigail Ybarra…
La manière la plus naturelle d’échapper au discours spécifiquement organologique sans un abandon de l’approche scientifique est de passer, là encore, par le récit. On parle d’ailleurs de ces ouvrages comme de « biographies » d’instruments.
L’avantage de l’approche organologique est aussi son aspect concret. Il s’agit d’objets, qu’on peut toucher, dessiner, montrer, là où la musique peut souvent susciter des discours très abstraits. Cette collection cherchait-elle aussi l’ancrage dans le concret et le matériel le plus évident ?
J’évoquais pour le oud le tracé d’instrument des artisans luthiers. Nous avons récemment réédité les dessins techniques issus des collections du musée, imprimés sur papier à l’échelle 1/1. Un défi technique pour les instruments de grandes dimensions comme les clavecins ! Les premiers plans d’instruments aboutis datent du début des années 1970, liés à l’engouement des conservateurs et techniciens de restauration pour les instruments anciens, baroques. Ils étaient utilisés pour l’étude scientifique, la fabrication de fac-similés, avant d’être commercialisés pour les luthiers et facteurs d’instruments. Au-delà de leur utilité pratique, ce sont des plans magnifiques, d’invention artisanale, avec leurs détails décoratifs.
L’entrelacement de ces archives et des évolutions technologiques comme la tomographie à rayons X dessine une histoire de la perception, de la représentation de ces objets, qui continue de s’écrire aujourd’hui.
Comme le rapport entre les mots et les sonorités, le rapport entre les livres est peut-être une manière de libérer le pouvoir de la musique, de réunir ses puissances. Les collections se sont construites les unes avec les autres et les ouvrages se répondent, parfois secrètement. Des correspondances se tissent entre des approches, des formes et des formats, créent parfois des hybrides. Pour inviter au dialogue avec le monde et l’autre, la manœuvre serait peut-être du côté du sonore ? L’auteur que décrit Dante dans le Convivio, se rapportant à l’art musical des poètes, n’est-il pas celui qui lie des lettres et des sons ensemble ?