L’enfance figée

Le volume qui paraît dans la jeune collection dirigée par Clémentine Vidal-Naquet est de ces ouvrages qui, une fois entrés dans votre existence, ne la quittent plus. C’est à la fois un livre d’histoire sur un événement majeur de notre contemporain et sa mémoire, une expérience d’attention à des « archives en désordre », et enfin une leçon de ce qu’il convient d’appeler « une éthique de l’historien.ne ». C’est la chercheuse Hélène Dumas, auteure d’une thèse remarquable et remarquée sur le génocide des Tutsi rwandais (Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Seuil, 2014), qui est la maîtresse d’œuvre de ce livre.


Hélène Dumas, Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006). La Découverte, coll. « À la source », 200 p., 19 €


Comme Hélène Dumas l’écrit avec humilité et retenue dans l’introduction, cet ouvrage est le résultat de trois actes d’écriture de nature différente et qui ensemble fabriquent ce livre singulier. Le premier d’entre deux est une « prise d’écriture », au sens où l’entendait Daniel Fabre. Conservés dans les archives de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), des milliers de cahiers d’écoliers ont été noircis par des enfants « survivants » tutsi. Ces textes autobiographiques avaient été suscités par des ONG, par exemple une association de veuves, aidées de « conseillers en traumatisme » et de psychologues universitaires locaux.

Les scripteurs avaient ainsi suivi des consignes pour contribuer à « une archive des survivants ». Le support commun de ces écritures personnelles, les cahiers d’écoliers, ne devait pas être trompeur ; si les cahiers étaient anonymisés, il s’agissait bien de récits, ceux d’enfants ayant échappé au génocide mais ayant très souvent subi les pires des violences, mais rédigés à la première personne, ceux de moi en devenir arrêtés dans leur enfance. Troublant est ainsi le style, le ton, de ces textes qui, contrairement à des écrits d’enfants sur la guerre – ceux travaillés sur la Première Guerre mondiale par exemple –, forment une littérature qui n’est pas enfantine, une langue singulière.

Hélène Dumas, Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006)

L’église de la Sainte-Famille, à Kigali, un des grands lieux de massacre dans la capitale rwandaise en 1994 © D. R.

Le deuxième acte d’écriture, et non des moindres, est celui de la traduction de ces récits de survivants. Hélène Dumas y a attaché une grande importance pour ne pas « redoubler » les violences subies par une traduction qui, plus qu’elle ne les trahirait, « meurtrirait » les mots des dominés, pour reprendre les analyses de Tiphaine Samoyault dans son dernier essai. En cela, c’est de la « Relation » chère au poète Édouard Glissant que la traduction de ces textes est née. Si le livre ne paraît qu’aujourd’hui, c’est qu’il a fallu lentement, patiemment, construire la rencontre entre les langues, imaginer et construire des passerelles, dessiner des voies et les expérimenter. Émilienne Mukansoro, rescapée du génocide et psychothérapeute, est l’une des figures de cette relation qui a rendu possible de lire ces textes « à la source », c’est-à-dire non pas de lire des « documents bruts » mais des documents transmis, comme on le fait d’un précieux secret. Cet acte d’écriture est sans doute le plus difficile, car il est collectif ; et, sans se vouloir définitif, il fige un texte. Soyons reconnaissants à Hélène Dumas d’avoir pris pour cette écriture-là une grande précaution.

Enfin, et comme totalement lié aux deux premiers actes d’écriture, il y a l’usage que l’historienne fait de ces témoignages pour écrire l’histoire de ce génocide. Là encore, Sans ciel ni terre ne ressemble à aucun autre livre. Hélène Dumas organise chronologiquement le propos, ouvrant le volume sur les souvenirs d’avant 1994 pour le fermer sur les propos relatifs au temps présent. On entre dans le livre par l’écriture nostalgique de l’école et des familles nombreuses et chaleureuses d’avant le drame pour quitter ces enfants au terme du volume alors qu’ils sont collectivement l’objet de crise d’ihamamuka (« avoir les poumons hors de soi », en kinyarwanda), cette pathologie post-traumatique.

L’historienne n’abandonne jamais la place qu’elle s’est assignée : être la chroniqueuse de cette « enfance figée », selon le terme clinique admis désormais pour ces jeunes enfants survivants du génocide au Rwanda. Elle a des pages particulièrement intéressantes sur la manière dont ces gamins durent, pour survivre et échapper à leurs bourreaux, se construire de nouveaux écosystèmes de survie. Hélène Dumas montre ainsi comment la violence n’a pas seulement agi sur le temps mais aussi sur l’espace, comment ces jeunes enfants ont dû inventer une nouvelle géographie du proche, se créer des cachettes qu’ils ne partageraient plus avec le monde des adultes, autrement dit un monde à soi, à habiter pour tout simplement ne pas mourir.

Hélène Dumas, Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006)

Mais Hélène Dumas explique aussi comment cette fuite les a exclus du monde des hommes, réduisant nombre d’entre eux à des formes subies de déshumanisation et « d’animalisation ». L’un écrit : « Alors je suis descendu pour échapper à la barrière et je suis allé par la vallée ; j’ai pénétré dans les marais de papyrus et j’ai vécu comme un crapaud », ou une autre : « Dans cette brousse, je me suis couchée sur un serpent : j’avais peur des balles mais lui aussi avait peur. En vérité, s’il m’a mordue, je ne le sais pas. »

Il faudrait citer aussi les analyses que l’historienne fait de la place de ces enfants dans l’après-génocide : alors qu’ils sont majoritaires dans les fosses communes, les moins de quinze ans constituent ensuite, étant donné la structure démographique du Rwanda, 38 % de la population post-génocidaire. Nous devrions citer la manière dont ces survivants vécurent de terribles « odyssées » pour retrouver une place dans la société, comment ces enfants firent l’objet d’un soupçon et d’une méfiance permanents, et surtout évoquer l’impossible retrouvaille avec la famille, et avec leur fratrie.

Hélène Dumas, et c’est une des grandes qualités de son livre, sait que ses analyses ne pourront « traiter » de tout ce que sont et énoncent ces écrits. D’autres, ses lecteurs, en poursuivront l’analyse ; aussi, à la fin du volume, l’historienne se tait pour nous permettre de faire attention à ces paroles. Il ne s’agit pas de nous les approprier, mais de les entendre et à notre tour de les traduire dans nos langues.

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