La grande ombre de Taine

Hippolyte Taine (1828-1893) a été victime de nombreux malentendus : scientiste, matérialiste, réactionnaire. Ces préjugés commencent à se dissiper et l’on retrouve l’œuvre multiforme d’un philosophe au grand style, qui cherche à comprendre la littérature et l’histoire à la lumière de la psychologie. La réédition de ses essais dans deux superbes volumes permet de redécouvrir un esprit authentiquement universel.


Hippolyte Taine, Essais de critique et d’histoire. Sous la direction de Paolo Tortonese, avec la collaboration de Maxime Perret et Nathalie Richard. Classiques Garnier, 2 vol., 1 711 p., 69 € et 68 €


Les clichés collent à la peau de Taine. Il passa pour un naturaliste pur et dur qui considérait l’homme comme « un animal d’espèce supérieure qui produit des philosophies et des poèmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons et comme les abeilles font leurs ruches ». Il aurait prétendu tout expliquer, de l’art à la littérature et à l’histoire, par trois facteurs : la race, le milieu, le moment. Sa grande somme historique sur la Révolution française, Les origines de la France contemporaine (1875), fut aussi la bible de la pensée réactionnaire.

Dans Le disciple, Paul Bourget présentait Taine sous les traits du savant Adrien Sixte, dont l’élève délaisse la morale au profit de la science et commet un meurtre. Dans Les déracinés, Barrès montrait Taine au pied du platane du square d’Ajaccio, image de la vie solitaire de l’individu au sein de la chaîne des êtres. On voyait Taine tantôt comme un positiviste étroit, tantôt comme un organiciste, héritier de Herder mais aussi de Gobineau. Albert Thibaudet jugeait que ses  « palais d’idées » n’étaient plus que des « salles vides, démeublées, humides, peu habitables ». Trop philosophe et psychologue pour les littéraires, trop littéraire pour les philosophes, trop doctrinaire pour les historiens, il y a presque trois générations qu’on ne le lit plus. Mis à part la tentative de Jean-François Revel de ressortir sa Philosophie de l’art et son Voyage en Italie (heureusement réédité chez Bartillat en 2018), ses livres dorment dans les bibliothèques, y compris numériques, où elles attendent en vain le clic.

Taine encouragea les malentendus par ses déclarations programmatiques. Mais quiconque ouvre les livres du natif de Vouziers découvrira sous ses déclarations scientistes un penseur complexe, d’une érudition époustouflante, nourri non seulement de Mill et des Anglais, mais aussi de Condillac, Spinoza et Hegel, un écrivain au style flamboyant et un critique littéraire à la cheville duquel les Faguet, les Brunetière, les Lanson, et peut-être même Sainte-Beuve, n’arrivent pas. Son La Fontaine et ses fables (1851), loin de réduire le poète à son caractère gaulois et à ses origines champenoises, peint un écrivain profond. Son Voyage aux Pyrénées (1854) eut un énorme succès et amena presque autant de touristes dans le Béarn que Bernadette Soubirous à Lourdes.

Hippolyte Taine, Essais de critique et d’histoire

Timbre à l’effigie d’Hippolyte Taine (1966)

Sa monumentale Histoire de la littérature anglaise (1864) est supposée illustrer sa méthode : chaque écrivain est rapporté à ses origines, à son type humain et à la manière dont il les transforme. Malgré son projet officiel de faire une anatomie comparée des Milton, Shakespeare, Swift, Carlyle, ou Dickens, Taine produit des descriptions qui relèvent bien plus de la méthode empathique et d’une étude des émotions que de la froide science littéraire. Son portrait de Swift montre comment l’orgueil et la fureur sont poussés jusqu’au génie. Malgré son projet d’une histoire remontant aux causes et aux conditions – physiques, nerveuses, psychologiques, sociales, religieuses – de la littérature, Taine délivre une approche romantique et intuitive des œuvres, tout comme dans sa Philosophie de l’art (1881), où l’on attend un systématique et où l’on trouve un historien de la culture à la Burckhardt.

Sa notion de race n’est pas ethnique ni biologique : il parle de races d’esprits et de types mentaux, non de traits physiques. Son histoire de la Révolution française et sa détestation du jacobinisme n’ont rien à voir avec le traditionalisme des Bonald et Maistre : elle est dans la lignée de Tocqueville, de Guizot et du libéralisme de Stuart Mill. Autant Renan est un Allemand, autant Taine est un Anglais, moins à la manière de Voltaire qu’à celle de Carlyle ou de Macaulay. Son anglophilie seyait bien mieux à un Élie Halévy qu’à un Maurras, qui se recommandèrent de lui. Alors qu’il prétendait réunir toutes les intelligences sous des lois bien définies, ses sujets sont atypiques, comme sa biographie. Normalien brillant à qui tous ses professeurs promettaient le caciquat à l’agrégation de philosophie, il fut recalé pour une leçon jugée « spinoziste », et envoyé enseigner à Nevers, puis en sixième à Besançon. Il ne put repasser l’agrégation, supprimée par l’Empire. La Sorbonne lui refusa un doctorat de philosophie. Contraint de vivre de leçons particulières, il ne dut son salut qu’à sa plume, jusqu’à ce qu’en 1860 il fût nommé professeur aux Beaux-Arts, où le succès de ses cours et de ses livres lui ouvrit la carrière littéraire et une notoriété qui le conduisit à l’Académie française, où il put méditer le proverbe : « Allah envoie des dattes à ceux qui n’ont plus de dents ».

Les Essais de critique et d’histoire (1858, 1868, 1894) regroupent des articles, souvent de petites monographies. Taine dit aimer le genre du recueil d’essais, car il est le journal d’un esprit. C’est le cas pour les siens, même si les directeurs des volumes ont respecté ici l’ordre chronologique et inclus des textes courts qui avaient échappé aux éditions antérieures. L’ensemble est encadré de notices d’une équipe dirigée par Paolo Tortonese, lequel signe aussi une magistrale introduction. Ces essais vont de portraits littéraires – comme ceux de La Bruyère, La Rochefoucauld, Racine, Balzac, Michelet, Dickens, Thackeray – ou philosophiques – comme Platon, Stuart Mill, Comte ou Renan – à des essais sur l’art,  l’histoire ou la politique, qui sont autant d’échos aux grands travaux historiques de l’auteur, et où transparaît son humour mordant.

Ce qui frappe dans sa lecture des classiques est son insistance sur la valeur cognitive de la littérature. Dans son essai sur Stendhal, il met en avant la connaissance des mécanismes de la passion chez l’auteur du Rouge et le noir, dont on voit bien qu’il le préfère au prolixe et « swedenborgien » Balzac. Taine prend son point de départ dans la psychologie, à la différence de Comte, qui la méprisait. Non pas la psychologie introspective de Maine de Biran et de l’école éclectique – à laquelle il régla son compte dans un livre féroce, Les philosophes français du dix-neuvième siècle (1857) – mais la psychologie associationniste des Anglais, ainsi que la psychologie aliéniste de l’école d’Esquirol.

C’est dans De l’intelligence (1870) que Taine pose les fondements de son système. Comme Condillac, il part d’une théorie de la sensation, et étudie son influence dans la formation des images mentales et de l’imagination. Comme le montre Tortonese, c’est dans l’hallucination et dans la psychologie de l’aliénation mentale que Taine fonde sa conception du génie artistique. Les grands artistes, peintres ou écrivains, ont une sensibilité exacerbée, qui les fait littéralement sentir des aspects du réel que les individus ordinaires ne perçoivent pas. Il applique ici la « loi de Dugald Stewart-Spinoza » selon laquelle toute imagination, mais aussi toute croyance, par sa vivacité, est croyance en l’existence de son objet. Taine alla demander à Flaubert si les scènes qu’il imaginait étaient pour lui la réalité même, et ce dernier acquiesça. Et quand il fait son célèbre « portrait du jacobin », Taine le décrit comme un monomaniaque. On aurait tort de penser que l’histoire causale de Taine s’en tient là, car selon lui la sensation et l’imagination deviennent idée, et l’artiste transcende son caractère dominant dans une poursuite de l’idéal, devenant comme un œil qui essaie d’enfermer un microcosme.

Hippolyte Taine, Essais de critique et d’histoire

Hippolyte Taine

L’autre massif de ces essais est dans la politique et l’histoire. En 1848, Taine était républicain. Le coup d’État de 1851 ayant ruiné sa carrière, il se tint à l’écart de toute position publique pendant le Second Empire, mais quand vint la Commune il s’horrifia. Échaudé par le vote de 1851 au suffrage universel pour Louis Napoléon, il proposa en 1871 un suffrage à deux niveaux, universel au niveau local, indirect pour les Chambres, selon le modèle de Tocqueville. Viendra ensuite son histoire de la Révolution française, qu’on a lue comme un manifeste réactionnaire alors qu’il n’est qu’une défense de la démocratie libérale, mais qu’il faudrait relire, comme Nathalie Richard (Hippolyte Taine. Histoire, psychologie, littérature, Classiques Garnier, 2013), à la lumière de sa préoccupation d’introduire la psychologie en histoire.

On s’est beaucoup interrogé sur les fondements philosophiques des idées de Taine. Il ne donna pas d’exposé systématique de sa métaphysique. Dès son Essai sur Tite-Live (1860), il se place sous l’égide de Spinoza, qu’il oppose aux conceptions analytiques des Idéologues. Quand on l’accuse de matérialisme, il répond qu’il est au contraire un idéaliste, qui place les abstraits et les Idées en position ontologique première, et il confesse son allégeance à Hegel (il propose même qu’on lui élève une statue). Comment cet hégélianisme est-il compatible avec le nominalisme de Mill et avec le darwinisme spencerien avec lequel il flirte? Tortonese a raison : prendre Taine seulement comme philosophe conduit à des impasses doctrinaires. Il faut plutôt voir l’unité de sa pensée dans une forme de psychologie historique héritière des moralistes français, la psychopathologie en plus (les essais sur La Bruyère, La Rochefoucauld ou Dickens montrent bien cet héritage). C’est cette ligne de pensée proprement généalogique qui intéressa Nietzsche quand il correspondit avec Taine et loua en lui l’un des grands psychologues français.

La philosophie, la critique littéraire et la sociologie française ont tourné le dos à Taine. À la suite de Durkheim, les sciences sociales ont renoncé à formuler des théories de la société, de l’art et de la culture qui s’appuient sur la psychologie. Quand elles l’ont fait, elles ont préféré partir de prémisses psychanalytiques, et ont écarté la psychologie expérimentale et l’individualisme méthodologique. Mais Taine n’était pas un individualiste. Il visait une théorie générale de l’histoire dont il espérait qu’elle ferait la synthèse du naturalisme et de l’hégélianisme.

Ses préoccupations ont-elles vraiment cessé d’être les nôtres ? Avons-nous réussi, après la période des grands rhétoriqueurs de notre critique littéraire, à faire correctement la part de l’œuvre et du texte ? Proust a-t-il réellement, dans Contre Sainte-Beuve, relégué la dimension biographique aux oubliettes ? Sartre, quand il tentait une psychanalyse existentielle de la névrose de Flaubert, ne faisait-il pas du Taine à sa manière ? Et que faisait Bourdieu quand il entendait ressaisir les œuvres dans leurs « champs », le champ n’est-il pas le « milieu » tainien ? Que faisait Foucault quand il espérait donner une généalogie de la morale et de la culture axée sur le problème de la normalité ? Et que fait d’autre un sociologue comme Jon Elster (France Before 1789, Princeton, 2020) quand il entend étudier la vie politique et l’histoire de la Révolution française à la lumière d’une théorie des émotions ? Les théoriciens contemporains de la fiction, comme Gregory Currie (Imagination and Fiction, Oxford, 2020), ont remis la psychologie de l’imagination au centre de leurs analyses de la narration. Le naturalisme en esthétique, comme chez Jean-Marie Schaeffer (L’expérience esthétique, Gallimard, 2015), a emprunté des voies différentes de celles de Taine, mais il retrouve son projet d’une théorie de l’expérience esthétique basée sur la sensation. Les palais d’idées de Taine n’ont peut-être plus tout à fait le même aspect, mais leurs piliers sont vivants et solides.

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