L’utopie ou la guerre ?

Hypermondes (11)

Historienne de formation, Ada Palmer poursuit avec Sept redditions une vaste fresque romanesque en quatre tomes : Terra Ignota. Entamée avec Trop semblable à l’éclair, cette chronique de l’avenir transpose dans la science-fiction les questionnements des Lumières. Dans une langue qui, par sa précision et par la complicité qu’elle établit avec le lecteur, évoque Laclos ou Diderot, elle narre les convulsions d’une Terre du XXVe siècle en proie au doute, d’une société amenée au bord du gouffre par ses hésitations sur ce qu’est la véritable utopie, un homme éduqué par la Raison, un dieu ou la guerre.


Ada Palmer, Sept redditions. Terra Ignota 2. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier. Le Bélial’, 544 p., 24,90 €


Trop semblable à l’éclair – qu’il faut lire en premier – racontait des apparitions, des possibilités, de subtils décalages, de légers accrocs à l’harmonie d’un monde apaisé. Dans la société des Ruches, chacun pouvait choisir la communauté à laquelle il voulait appartenir, les règles auxquelles obéir, ou même l’absence de règles. Après une guerre qui a failli détruire l’humanité, l’interdiction des religions, la suppression des États, le progrès technique, ont assuré trois cents ans de paix, avec le confort nécessaire pour se consacrer à la recherche du bonheur. Cependant, pour garantir cette paix, il a fallu donner quelques coups de canif, tendre quelques fils secrets, à l’encontre des principes d’une société de bienveillance.

Plus qu’à la morale, Sept redditions s’attache à la définition de l’idéal à rechercher et des moyens de l’atteindre. Comme dans Trop semblable à l’éclair, le narrateur est Mycroft Canner. Un peu comme si Charles Manson se faisait le mémorialiste du dernier demi-siècle. Mais un Charles Manson génial, désarmé par le doute. Alors qu’il se pensait unique, monstre retranché de l’humanité et damné ayant abandonné son âme pour la sauver, Mycroft Canner découvre que, si intelligent qu’il soit, il s’est fourvoyé. Et que d’autres l’avaient précédé dans la voie du crime, à une échelle beaucoup plus large. Personnage complexe, vil et séduisant, il essaie de se racheter en s’abîmant dans l’humilité du service – sa condamnation est une forme d’esclavage remplaçant la prison – et dans la fidélité à des figures si charismatiques qu’elles tutoient le divin. Elles sont trois : Apollo Mojave, l’Utopiste prêt à sacrifier le présent pour préserver l’avenir ; J. E. D. D. Maçon, à la conscience divine, mais enfermé dans un corps aux limites humaines ; et Bridger, son opposé, enfant aux pouvoirs surnaturels, capable de miracles.

Ada Palmer, Sept redditions. Terra Ignota 2

Aucun des trois n’est parfait. Le premier n’a pas su résister à Mycroft Canner. Le second illustre les limites de l’idéal. Le troisième démontre que posséder des pouvoirs extraordinaires ne suffit pas. Au temps pour les surhommes. Aussi bien que les manipulations des dirigeants politiques, leurs collisions créent des séismes ; la guerre redevient un problème central. Ou plutôt elle n’a jamais cessé de l’être ; elle se trouvait déjà à l’origine des crimes de Mycroft, treize ans avant « les Jours de Transformation » que racontent Trop semblable à l’éclair et Sept redditions. L’humanité peut-elle vraiment s’affranchir de la guerre ? Et à quel prix ? L’intrigue tourne autour de cette question. D’après le « bash » Mardi – un « bash » est une famille de choix, réunie par des intérêts communs –, « l’horreur d’un conflit dépendait de trois facteurs : la durée de la paix qui l’avait précédé, les changements technologiques survenus pendant cette paix et la connaissance des réalités actualisées de la guerre dont bénéficiaient les officiers ». Pour le bien de l’humanité, faut-il retarder la guerre à toute force ou au contraire, dès lors qu’elle semble inévitable, la faire advenir le plus vite possible ? Les principaux personnages du roman n’ont pas la même réponse à ce dilemme.

Si Ada Palmer paraît parfois sacrifier la vraisemblance – quelques individus liés par des relations familiales ou amicales concentrent tous les leviers de pouvoir de la planète –, elle ne le fait jamais au prix du plaisir de lecture provoqué par une langue et une intrigue aussi étincelantes et subtiles l’une que l’autre. Comme chez les classiques du XVIIIe siècle, l’ampleur de la pensée et sa justesse sont indissociables de la souplesse et de l’exactitude de l’écriture, de la séduction de la narration et de ses péripéties.

Parallèlement à la guerre, à l’utopie et au divin, Sept redditions aborde aussi le sujet de l’éducation, cher aux Lumières. Puisqu’il s’agit de dieux potentiels, pour Bridger et J. E. D. D. Maçon, l’éducation prend une importance capitale. « J’avais appris la faiblesse à Bridger », déplore Mycroft, désespéré, mais le contraire aurait peut-être été aussi négatif, ou même pire. Alors que la sadienne Madame a élevé J. E. D. D., son fils, selon l’idéal de la Raison, lui offrant tous « les philosophes, les langues, un accès égal aux modes de pensée contradictoires des Ruches et du passé, de manière à ce que toutes ces croyances s’annihilent mutuellement en laissant une toile vierge, apprêtée », le résultat n’est pas non plus celui qu’elle escomptait.

La société idéale des Ruches a banni les genres – on dit « on » à la place de il ou elle, « ons » à la place de ils ou elles mais, paradoxalement, cela permet à Madame, qui ressuscite le sexisme, d’en faire une arme, un instrument de manipulation dont la séduction est à la hauteur de la rareté. Comme pour la religion ou la guerre, Sept redditions montre qu’éradiquer un problème ne suffit pas à en régler toutes les implications. Ada Palmer raconte une histoire passant au filtre de l’esprit critique les éléments de l’Histoire et de l’utopie. Comme le philosophe de l’Encyclopédie, les personnages apprennent à leurs dépens qu’il est parfois préférable de savoir « demeurer indéterminé ». Une fiction n’affirmant aucune vérité comme telle, quand elle montre la force du doute, elle illustre aussi le pouvoir des histoires imaginaires. Pour traiter de la guerre, Apollo Mojave avait ainsi entrepris une réécriture de l’Iliade, qui sera actualisée à la fin de Sept redditions. Comme un pis-aller ou un paradoxal élément de réalisme, on voit apparaître ou plutôt réapparaître un personnage, qu’on peut considérer comme le contrepoint éternel aux figures messianiques qui auraient pu conjurer la violence. Le troisième tome de Terra Ignota, à paraître au premier trimestre 2021, s’intitule d’ailleurs La volonté de se battre, comme une annonce que la guerre arrive bien.

Un peu comme le Jérusalem d’Alan Moore, la somme romanesque d’Ada Palmer repousse les limites du fantastique ou de la science-fiction pour entrelacer imaginaire et métaphysique. Entre Dune et Le fils naturel, entre Les liaisons dangereuses et Fondation, elle développe une œuvre brillamment originale, qui plaît autant qu’elle fait réfléchir.

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