La science-fiction des Lumières

Hypermondes (8)

Remarquablement écrit et construit, Trop semblable à l’éclair provoque un plaisir de lecture à la mesure de son originalité. Ada Palmer y imagine une utopie fondée tant sur l’évolution de notre société actuelle que sur les idées des Lumières. Entre démocratie, affinités électives et despotisme éclairé. Elle emprunte aux genres de l’époque : roman-mémoires, roman picaresque, ou récit philosophique et ironique (Jacques le Fataliste est cité en exergue). Mais elle n’oublie pas que le XVIIIe siècle, c’est aussi Sade, le roman gothique et la Révolution.


Ada Palmer, Trop semblable à l’éclair. Terra Ignota 1. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier. Le Bélial’, 672 p., 24,90 €


En 2454, plus de nations ni de meurtres ; ou presque. Chacun portant un « traceur » qui enregistre tout, commettre un crime violent sans se faire prendre est devenu presque impossible. Grâce au progrès technique, on atteint n’importe quel point de la Terre en deux heures, ce qui a rendu obsolètes pays et territoires. Les humains choisissent librement « la Ruche » qui leur convient le mieux : les austères Maçons, les charitables Cousins, les Humanistes avides de dépassement personnel, les cérébraux Gordiens, ou, pour ceux restés attachés à leurs origines, Européens ou Mitsubishi. Les Utopistes, tournés vers l’imagination, les sciences et les étoiles, terraforment Mars et délaissent la politique et les jeux de pouvoir ; ce qui n’est pas le cas des autres. Comme les Ruches ont remplacé les nations, la famille a laissé place au « bash », libre association d’individus vivant sous le même toit, susceptible de stimuler échanges et créativité.

On peut au premier abord juger un peu simpliste la société présentée par Ada Palmer, d’autant que presque tous les personnages principaux sont des dirigeants de Ruches ou leur sont liés. Tous plus ou moins apparentés, ils passent leur temps à se fréquenter. Mais dans Trop semblable à l’éclair – citation empruntée à Shakespeare, par laquelle Juliette exprime sa crainte de voir l’amour ne durer qu’un instant – les apparences sont trompeuses. Ce qui paraît simple et clair n’est qu’une autre forme d’opacité que l’écriture pénètre progressivement. Des voiles successifs se lèvent, et on comprend peu à peu qu’Ada Palmer nous conduit à une passionnante réflexion sur le pouvoir.

Des facteurs d’instabilité existent dans la société de 2454. Le système de transport est un enjeu crucial, la criminalité survit, les bash ont leur part d’ombre. Un homme se trouve au cœur des tensions et des déséquilibres et, tel Marianne ou Gil Blas, il nous raconte son histoire. Mycroft Canner suscite l’horreur : capable de se soustraire aux traceurs, il a commis des crimes. Cependant, dans la bienveillante société des Ruches, on n’enferme pas les délinquants. Ils deviennent des « Servants » qui ne possèdent rien mais qui, au service de tous, accomplissent les tâches les plus répugnantes ; ou les plus utiles.

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Mycroft est à la fois un valet méprisé, un criminel haï, un sage consulté par les puissants et une sorte de saint François se dévouant d’un bout à l’autre de la planète. Parfait picaro, aidé par la rapidité des transports, il traverse tous les milieux. Faible et fort, il défie les catégories. Aussi narquois que grave, il ne révèle que ce qu’il veut bien, faisant peser le soupçon sur toute sa narration. Celle-ci captive par une intrigue haletante – qui vaut les meilleurs thrillers ou romans noirs – autant qu’elle pousse à s’interroger sur les mécanismes du récit. Liant séduction et réflexion, menant l’une par l’autre, comme Voltaire, « le Patriarche », Diderot, « le Philosophe », ou Marivaux, Mycroft Canner se révèle un personnage aussi complexe qu’inattendu.

Conformément aux usages de l’Ancien Régime, le livre d’Ada Palmer s’ouvre sur une autorisation de la censure, mais, Ruches et organismes transversaux obligent, neuf instances différentes s’en sont mêlées. Au temps pour l’utopie. Une requête au lecteur suit, expliquant pourquoi il n’est « possible de décrire notre époque que dans la langue des Lumières ». Certains passages sont écrits sous forme de dialogues, avec le nom du personnage au-dessus de la réplique, comme chez Diderot, pour rappeler que « les histoires, quelles qu’elles fussent n’étaient que théâtre ». Et un mystérieux surnarrateur, désigné par « 9A », fait deux très brefs commentaires. Le jeu est constant, le discours sans cesse miné. Quand Mycroft est victime de l’impatience d’un des plus hauts dirigeants de la Terre qui l’attrape par les cheveux, il l’excuse : « S’il y a violence ici, ce n’est pas celle de Vivien ; mais j’infecte qui m’entoure de l’ombre de la mienne ». Mycroft est-il sincère ? On n’a aucun élément pour trancher.

Peut-on croire à un roi d’Espagne comme figure positive ? Une ruche est-elle une société idéale ? Dans ce compromis entre démocratie molle et dictature paternaliste, dans cet accaparement du pouvoir par quelques dirigeants réunis dans un boudoir, dans ces Ruches où semblent cristalliser des idéologies sectaires sécularisées, a-t-on raison de lire une mise en garde contre les GAFAM ? On ne sait, et cette incertitude devient un outil narratif particulièrement puissant. On prend un grand plaisir à hésiter sur l’interprétation d’une histoire qui prend plus de force de ses différents sens possibles.

Traumatisée par des guerres sanglantes, la société de 2454 interdit les religions. Les croyances doivent rester strictement intimes. Se réunir à deux pour parler de Dieu peut donner lieu au pire crime possible : « Deux personnes unies par la même foi constituent le premier pas vers la fondation d’une Église, le fanatisme et la violence qu’ont vomis les Églises ». Une dimension spirituelle illumine cependant Trop semblable à l’éclair. La question du miracle se trouve même au centre du roman. Spiritualité, philosophie, amour et érotisme apparaissent indissociables, comme dans certains livres du XVIIIe siècle.

Plus encore, la merveille, qui dépasse le concevable et fait la science-fiction, est présente. À travers les étranges Utopistes, aux regards masqués, aux manteaux de rêves capables de représenter n’importe quels paysages et aux inventions sans limites. Et qui sont-ils, sinon des créateurs, des écrivains de science-fiction ? « Quand vous tuez un Utopiste, vous détruisez son monde, son nulle-part, ses idées, sa fiction… » Mais surtout à travers un enfant, Bridger, et J.E.D.D. Maçon, le fils de l’Empereur. Deux personnages dont, à la fin de Trop semblable à l’éclair, on ignore encore ce qu’ils sont, puisque ce livre ne constitue que la première partie d’un diptyque, qui sera achevé en mars prochain avec la parution française de Sept redditions.

Grand livre de science-fiction et grand livre tout court, aussi éblouissant que bouleversant, Trop semblable à l’éclair est un roman jouant avec la fiction et simultanément très sérieux, dans lequel Ada Palmer allie une intrigue passionnante et des personnages mémorables à une réflexion sur l’organisation sociale et la création. On a hâte de lire la suite.

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