Dans un livre incisif et remarquablement informé, Stéphanie Roza s’inquiète des critiques, de plus en plus audibles, formulées contre le cœur même de l’héritage des Lumières : rationalisme, progressisme et universalisme. C’est surtout à la défense de ce dernier qu’est consacrée sa réflexion. Faudrait-il le sacrifier sur l’autel de la défense des minorités discriminées ? L’autrice ne construit pas pour autant un idéal-type des Lumières qui en ignorerait les faces sombres (racisme, sexisme, consentement à l’esclavagisme). Elle ne nie pas non plus la stigmatisation que subissent certaines populations, parfois méconnues par ceux, les militants de gauche, qui devraient prioritairement s’en préoccuper. Mais les boussoles qui devraient orienter les luttes paraissent dramatiquement égarées.
Stéphanie Roza, La gauche contre les Lumières ? Fayard, 208 p., 18 €
Le rationalisme, c’est-à-dire la reconnaissance de la valeur de la science, devrait être combattu parce que, loin d’être l’outil commun à l’humanité pour décrypter le réel, il serait une invention occidentale et, dès lors, serait définitivement compromis avec l’histoire de la soumission des colonies aux métropoles. Le rationalisme désenchanterait le monde, là où nous aurions besoin de foi et de merveilleux. La méthode serait contraignante, voire aliénante, et elle briderait l’imagination. La récente controverse, liée à l’épidémie de Covid-19, sur la valeur des recherches d’un certain professeur marseillais illustre assez bien ce qui se joue là : la « tyrannie » des méthodologues est vilipendée au profit d’un empirisme débridé. Les ingrédients aisément repérables dans ce pénible affrontement sont l’anti-intellectualisme, le combat du « peuple » contre les élites, la volonté de dévoiler des vérités que l’on nous cache. Dès lors, l’irrationalisme a partie liée avec le complotisme et l’antisémitisme.
Stéphanie Roza exhume avec soin les racines contemporaines de cet irrationalisme militant. Elle pointe la responsabilité de Georges Bataille, vantant les droits de la volonté contre la froideur du « scientisme », mais surtout celle de l’école de Francfort, dès 1944. Theodor Adorno et Max Horkheimer trouvent paradoxalement l’inspiration de leur critique de la modernité chez les penseurs allemands de la réaction du début du XXe siècle, comme Oswald Spengler. Ils manifestent en outre une étrange bienveillance à l’égard de Heidegger, déjà célébré pour sa critique de la technique, comme il continue de l’être chez des penseurs majeurs de la gauche intellectuelle contemporaine.
La question de l’influence de Michel Foucault dans la critique des Lumières est au centre de l’argumentaire de l’autrice. Il n’est pas facile de l’aborder sereinement, tant les ressorts de la pensée foucaldienne sont multiples et parfois contradictoires. Il n’est d’ailleurs pas certain que le philosophe appartienne réellement à la gauche. Mais c’est principalement sur elle que s’exerce son influence. Il est aisé de le comprendre : Foucault a dénoncé l’internement psychiatrique, l’emprisonnement, l’homophobie. Nulle réflexion sur les dominations ne peut ignorer cette large entreprise de dévoilement des mécanismes de la stigmatisation. Pourtant, Stéphanie Roza pointe une substitution dont les effets n’ont peut-être pas été suffisamment soulignés jusque-là : « Les nouvelles figures de dominés se substituent aux anciennes plutôt qu’elles ne s’y ajoutent. On n’a pas suffisamment pris en considération le fait que, dans la philosophie foucaldienne, la question de l’exploitation et des inégalités socio-économiques, sans être totalement absente, est reléguée à la périphérie de l’analyse ; que la colonisation est peu évoquée ; enfin, que le philosophe n’a jamais pris ouvertement parti en faveur des luttes féministes qui lui étaient pourtant contemporaines ».
La question de savoir si Foucault est un héritier critique des Lumières ou un « anti-Lumières » est donc légitime. On trouvera dans l’ouvrage matière à réponse. Pour notre part, nous pensons que le parti pris foucaldien de réduction de l’épistémologie à la généalogie met en péril l’indépendance de la science par rapport à la culture. Dès lors, la raison, en tant qu’instrument autorisant les hommes à se hisser au-dessus de leurs codes culturels, perd sa fonction émancipatrice. En voulant s’extraire du cadre rationaliste, « la posture hypercritique, loin de hâter la fin des dominations, devient, selon l’expression très juste de R. Wolin, “intellectually untenable and politically debilitating” ».
Stéphanie Roza ne prétend évidemment pas qu’il faille s’abstenir de soumettre les progrès technologiques à la délibération citoyenne. Mais elle dénonce les auteurs qui refusent de reconnaître ou d’espérer un quelconque progrès, y compris politique ou social. On en trouve les racines chez Georges Sorel, auteur, en 1908, des Illusions du progrès, livre fondateur d’un tournant antiparlementaire et antilibéral, à l’opposé de son dreyfusisme d’autrefois. Au-delà, au nom d’une nietzschéenne « nouvelle évaluation de toutes les valeurs », c’est l’esprit démocratique, « décadent, immoral, efféminé et enjuivé » (selon le diagnostic de son disciple, Édouard Berth), qui est voué aux gémonies.
Cette hostilité au progrès n’épargne pas les penseurs lus et reconnus dans les milieux de gauche, tout particulièrement Jean-Claude Michéa. Ce dernier trouve la clef de l’incapacité des progressistes (ce qu’il nomme le « complexe d’Orphée ») à comprendre l’histoire et la politique dans l’affaire Dreyfus : ce serait le moment où le mouvement ouvrier s’est trouvé, à un « prix politique et philosophique » jugé trop lourd, intégré dans le camp de la gauche libérale. Stéphanie Roza montre le caractère extrêmement fragile de la relecture historique à laquelle se livre Michéa. Elle perçoit, à juste titre, une forte corrélation entre cette relecture et la distance radicale que manifeste Michéa à l’égard de l’humanisme, décelable dans sa qualification de l’antiracisme comme sous-produit du libéralisme culturel et, plus généralement, dans son hostilité à la philosophie des droits de l’homme.
Cette impasse théorique conduit à négliger que les victoires les plus significatives contre les oppressions, celles subies par les colonisés comme par les femmes (l’autrice cite opportunément Babeuf et Mary Wollstonecraft), ont été obtenues sur la base de principes universels fondés sur la dignité et l’égalité humaines. Dès lors, contrairement aux spéculations de Michéa, il convient de conjuguer la tradition du libéralisme politique, attachée à la lutte contre l’arbitraire, et celle du socialisme, préoccupée du sort des plus démunis. La condition de cette conciliation implique de définir un universalisme attentif à la valeur de la diversité.
Un lourd soupçon pèse sur l’universalisme : ses conditions particulières de formulation limiteraient fortement sa portée. Il existerait des « valeurs asiatiques » ou des « valeurs occidentales », et aucune traduction transculturelle ne serait envisageable. Stéphanie Roza met, à ce sujet, utilement l’accent sur l’œuvre de l’anthropologue Talal Asad, professeur à l’université Johns Hopkins de Baltimore, charge lourde contre le sécularisme et les droits de l’homme, inscrite dans l’héritage de Foucault.
Face au décolonialisme, la réponse apportée par l’universalisme abstrait (« de surplomb », selon l’expression de Michael Walzer) rate sa cible. On ne saurait imposer la soumission du divers à l’identique. Au discours décolonial, il faut opposer une conception de l’universalisme fondée sur l’appropriation, laquelle souligne la part de réinvention de l’universel dans chaque situation particulière. C’est cette approche que l’on désigne généralement par l’expression « universalisme pluriel ». Cet universalisme-là peut être compris à l’aune de la nécessité pour les sociétés libérales contemporaines de prendre en compte la valeur de l’altérité, c’est-à-dire d’enrichir l’art de la conversation entre individus d’univers socioculturels différents.
Car la conversation transcende les frontières identitaires et elle remplit son rôle « en aidant simplement les êtres humains à s’habituer les uns aux autres », comme l’écrit Kwame Anthony Appiah [1]. Elle permet ainsi une éthique de la coexistence, laquelle n’exige pas que nous nous comprenions mais seulement que nous nous entendions. Ce qui doit donc être poursuivi, ce n’est pas la préservation des « cultures » mais l’égalité civique. L’universel alors ne se confond ni avec le global ni avec l’uniforme. Il pose notre appartenance à une communauté éthique et sans limites dont tous les membres sont égaux. Encore faut-il que de cette communauté éthique nul être humain ne soit exclu.
C’est sur l’exclusion réelle que se fonde la contestation intersectionnelle de l’universalisme. Elle est pensée, dès son origine, en 1989, par Kimberlé W. Crenshaw, une juriste américaine, comme une stratégie discursive visant à décentrer le féminisme occidental et à désigner la nature imbriquée des structures et des identités. Dès lors, la violence de genre sera le plus souvent perçue comme un outil du colonialisme que l’État, en situation postcoloniale, continue d’exercer.
Si Stéphanie Roza dégage de façon convaincante la principale critique que l’on peut adresser à cette approche : le « refus de mettre le combat contre la pauvreté au même rang d’importance que celui contre les discriminations raciales ou sexuelles », il est dommage qu’elle néglige de se référer explicitement à la tradition du féminisme matérialiste. D’autant que, à l’instar de cette tradition, elle cherche à remonter aux racines de la domination, ce qui impose de rendre compte de la pluralité des systèmes qui la constituent. Elle aurait ainsi pu mentionner le concept de « consubstantialité » [2], lequel insiste sur le processus de production des classes et donc sur les rapports sociaux, là où l’intersectionnalité se réfère aux catégories constituées. D’un côté, un paysage dynamique, de l’autre, une vision photographique.
C’est exactement ce que souligne Stéphanie Roza lorsqu’elle écrit, à propos du concept de race, que, contrairement à celui, par exemple, de discrimination, « il enferme les individus dans une catégorie essentialisante ». Les mots « race » ou « blanc », ajoute-t-elle précieusement, permettent de marquer un séparatisme définitif vis-à-vis du reste de la société : ils sont « le moyen de disqualifier le discours […] de l’antiraciste ou de la féministe universaliste, du militant ou de la militante de gauche laïque ». Les droits humains constituent un acquis définitif de la conscience moderne, de même que la valeur de l’objectivité ou celle de la délibération. On ne doit pas les abandonner au diktat du genre ou de la « race », c’est-à-dire renoncer à nos rêves universalistes d’émancipation et ainsi accepter le triomphe de ce que l’autrice nomme la « déraison politique ».
Stéphanie Roza ne se résout pas à voir le monde sous l’angle de l’appartenance « raciale », tel que le décolonialisme, tout particulièrement dans sa version « indigéniste », nous le propose. Le très grand mérite de son ouvrage est de réussir à unir des problématiques jusque-là séparées sous l’égide du déconstructionnisme et de la dénonciation corrélative de l’universalisme.
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Pour un nouveau cosmopolitisme, trad. de l’anglais par Agnès Botz, Odile Jacob, 2008.
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Dans un article programmatique, Danièle Kergoat justifie cette notion par la multiplicité des rapports sociaux et le fait qu’aucun d’entre eux ne détermine la totalité du champ qu’il structure : « C’est ensemble qu’ils tissent la trame de la société et impulsent sa dynamique : ils sont consubstantiels », Danièle Kergoat, « Le rapport social de sexe. De la reproduction des rapports sociaux à leur subversion » in Annie Bidet-Mordrel (dir.), Les rapports sociaux de sexe, PUF, 2010, p. 62.