Le monde Caligari

Le sociologue Siegfried Kracauer (1889-1966), critique et théoricien du cinéma, assista à la naissance de l’expressionnisme allemand. Il écrivit, de 1921 à 1933, des chroniques cinématographiques  pour son journal, la Frankfurter Zeitung. Pour fuir le nazisme, il gagne la France puis les États-Unis en 1941. Le musée d’Art moderne de New York lui propose alors d’effectuer une étude sur ce cinéma qu’il connaît bien mais sous un angle particulier : les films ont-ils préparé et exprimé des thèmes ou des attitudes qui ressortissent au nazisme ? La réédition de son livre paru en 1947, De Caligari à Hitler, coïncide avec la publication d’un essai d’Olivier Agard sur ses textes traitant de la propagande.


Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand. Trad. de l’allemand par C. L. Levenson. Postface de Leonardo Quaresima. Klincksieck, 464 p., 35 €

Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande. Édité par Stephan Braese et Céline Trautmann-Waller. L’Éclat, coll. « Les conférences Franz Hessel » , 112 p., 7 €


Siegfried Kracauer va s’enfermer dans la cabine de projection du musée et revoir tous les films qu’il a vus à leur sortie, mais en se livrant à une analyse rétrospective. Il fréquente même un cinéma qui montre des films nazis, pour observer la réaction du public composé essentiellement de sympathisants. L’entreprise de décryptage politique et sociétal des films est très risquée, aussi les critiques pleuvront-elles. Néanmoins, Kracauer impressionne par sa connaissance encyclopédique du cinéma allemand et par sa culture. En effet, ses critiques attestent de sa connaissance du marxisme, de la psychanalyse, de l’esthétique et des techniques filmiques. Il pense que le cinéma est doublement caractéristique d’une culture, à travers les sujets et les styles choisis par les auteurs, et par le succès que rencontre une œuvre qui correspond à l’attente d’un public. Certes, son ressentiment à l’égard des Allemands est vif, en particulier vis-à-vis des classes moyennes qu’il juge immatures et ne parvenant jamais à se dégager d’une crainte du chaos qui les fait  invariablement pencher vers un pouvoir fort.

Avant la Grande Guerre, l’Allemagne ne peut rivaliser avec les productions étrangères, françaises, américaines, nordiques. Le conflit mondial fait passer le nombre de compagnies de production de 28 en 1913 à 245 en 1919 ! Le cinéma allemand devient autonome. D’emblée, Kracauer remarque ceci : alors que Méliès « enchantait toutes les âmes candides par ses trucs merveilleux », Paul Wegener, dans L’étudiant de Prague (1913) fait « appel aux forces démoniaques de la nature humaine ». En effet, l’étudiant signe un pacte avec le diable qui devient son double maléfique. Pour le critique, le thème de la double personnalité et le clivage de l’âme sont des données permanentes qui incarnent l’instabilité politique des classes moyennes. De plus, l’attrait constant du fantastique permettrait de fuir la réalité sociale. Selon Kracauer, le problème n’est pas neuf, et il en donne pour preuve le fait que l’Allemagne n’a pas d’auteurs équivalents à Dickens ou à Balzac.

Le cabinet du docteur Caligari (1920), film de Robert Wiene, raconte l’histoire d’un forain – Caligari – exhibant un somnambule hypnotisé capable de prédire l’avenir, que « le Docteur » incite, la nuit, à assassiner. À la fin, on s’aperçoit que nous sommes dans le fantasme d’un narrateur dément puisque Caligari se révèle être un honnête directeur d’asile psychiatrique. Le décor expressionniste peint sur toile ainsi que les éclairages contribuèrent au succès de ce film fondateur d’une esthétique. Kracauer voit dans cette œuvre le souhait « de retraite générale dans une coquille », assorti du désir ambivalent de s’insurger contre une autorité (le docteur Caligari fou) et de s’y soumettre (Caligari directeur). Il observe aussi que la fête foraine, présente dans de nombreux autres films, incarne le Chaos, car elle est à la fois Babel et Babylone. Il remarque enfin que les Français ont mieux compris le film que les Allemands puisqu’ils ont forgé le terme « caligarisme » pour désigner le monde d’après-guerre « sens dessus-dessous ».

De Caligari à Hitler, de Siegfried Kracauer, et un essai d'Olivier Hagard

« Variétés » (1925)

Puis viennent, en 1922, « la procession des tyrans » avec Nosferatu le vampire (film de Murnau), véritable « fléau de Dieu », Vanina d’après Stendhal, qui met en scène un gouverneur boiteux et sadique (réalisateur : Arthur von Gerlach), et Docteur Mabuse le joueur que Fritz Lang qualifia de « film de document sur la vie ordinaire ». Mabuse, « esprit supérieur sans scrupule animé d’une soif de pouvoir illimité », hypnotise, change d’identité et d’apparence, en dirigeant des gangs, et terrorise une société dépravée et déboussolée. La grande idée de Mabuse est que le chaos mène immanquablement à la tyrannie, aussi le provoque-t-il. Kracauer remarque judicieusement que le génie du mal est fascinant, alors que le procureur Wenk, qui le poursuit dans le film, n’incarne pas des valeurs positives explicites. Il ajoute que, dans ce genre de films de monstres d’autorité, la liberté n’apparaît jamais clairement comme une alternative.

Le Destin contre lequel on ne peut rien est une constante également. La fiancée des Trois Lumières (Fritz Lang, 1921) ne parvient pas, au fil de plusieurs aventures, à empêcher le trépas de l’homme qu’elle aime, alors qu’elle est aidée par la mort elle-même, lasse de sa funèbre besogne. La légende fameuse des Nibelungen (Fritz Lang, 1924) exprime, selon la scénariste Thée von Harbou, « l’inexorabilité avec laquelle le premier crime entraîne l’ultime expiation ». La chance, si fréquente dans le cinéma français et américain, n’a rien à faire ici. Kracauer remarque que « la coercition exercée par le Destin est reflétée esthétiquement »  par des formes décoratives élaborées. Ce « triomphe complet de l’ornemental sur l’humain » se retrouvera dans les organisations de masse et dans le film sur le congrès de Nuremberg, Le triomphe de la volonté (Leni Riefensthal, 1934), avec force oriflammes, trompettes, architectures prétentieuses et modèles humains autoritaires.

Avançant en des périodes qu’il délimite soigneusement, Kracauer décèle des éléments récurrents comme le désir régressif du personnage masculin de poser sa tête dans le giron de sa mère ou de son épouse. Il montre que la perte de l’uniforme d’un portier d’hôtel (Le dernier des hommes, Murnau, 1924) provoque le chaos social. Il s’en prend particulièrement aux films de montagne dans lesquels il voit un sport qui devient un rite prométhéen, et dont « l’idolâtrie des glaciers » devient « symptomatique de l’antirationalisme » nazi. Il reconnaît toutefois à Georg Wilhelm Pabst une vraie intention réaliste. Avec La rue sans joie (1925), qui évoque les écarts sociaux et la paupérisation de la classe moyenne, il considère que le cinéma passe de la peinture à la photographie. Il regrette cependant que sa véracité « repose sur la neutralité ».

Dans « la période pré-hitlérienne », Kracauer souligne dans L’Ange bleu (Josef von Sternberg, 1930) le désir de soumission du vieux professeur immature à une force sadique qui le détruit. De son côté, Peter Lorre incarne dans M le maudit (Fritz Lang, 1931) un petit bourgeois infantile et efféminé qui éprouve « des penchants diaboliques » d’assassin d’enfants. Parallèlement, les films historiques sur Frédéric II sont nombreux. Si, tout d’abord, le monarque est présenté comme un rebelle, il devient un personnage agressif car luttant contre l’encerclement suscité par des puissances ennemies. La ressemblance avec Hitler devient tangible, et le pauvre Voltaire se voit même mis à contribution quand il affirme qu’un bon souverain est préférable à de bonnes lois (Trenck, Ernst Neubach et Heinz Paul, 1932) !

De Caligari à Hitler contient également un texte publié en 1942 : « La propagande et le film de guerre nazi », sur lequel Olivier Agard a donné une conférence publiée par les éditions de l’Éclat. Les écrits de Kracauer sur la propagande évoque les oppositions idéologiques apparaissant entre Kracauer et Adorno, qui pense que le fétichisme de la marchandise est le principe de continuité entre capitalisme et fascisme. Kracauer a l’intuition que le fascisme développe « une dynamique singulière qui lui est propre », et il pense que le contexte politique et psychologique est important (crise économique et défaite militaire). De plus, il va au-delà de la théorie classique du bonapartisme parce qu’il ne croit pas que les classes supérieures parviendront à écarter Hitler pour stabiliser le régime.

De Caligari à Hitler, de Siegfried Kracauer, et un essai d'Olivier Hagard

« Les Nibelungen » (1924)

Kracauer est très attentif à la forme. Il observe que le montage provoque des ellipses qui soulignent la rapidité d’exécution entre l’objectif et sa réussite en faisant disparaître la résistance ennemie. Il montre aussi que les plans fixes, réservés à l’armée française, font ressortir son apathie défensive alors que la caméra en mouvement souligne le dynamisme de l’armée allemande. Sans oublier la musique, qui « fait vibrer les nerfs moteurs ».

Kracauer affirme également que filmer les foules qui vont « se contempler elles-mêmes » permet de créer « une pseudo réalité » instaurant « une communauté du peuple en tant que dépassement de la conflictualité sociale ». Ainsi, « la masse n’est pas seulement un moyen de propagande, elle est elle-même propagande ».

Il sait aussi que les images ne sont jamais univoques : ainsi celles de la visite de Hitler à Paris, au petit matin. Certes, le Trocadéro, l’Étoile, la Madeleine, l’Opéra brillent de tous leurs feux,  mais dans une ville déserte. Ainsi, « la vision touchante de cette cité fantôme désertée qui autrefois vibrait d’une vie fiévreuse, reflète le vide du propre noyau du système nazi ».

Force est de reconnaître que, si la méthode de Kracauer prête le flanc à la critique, ses observations incitent à la réflexion et amènent à s’interroger d’une façon sérieuse sur l’influence des images, songes qui peuvent, parfois, s’accomplir.

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