La troisième main de Philip Guston

Bien que Philip Guston (1913-1980) soit un des plus grands artistes de notre temps, il est encore peu connu en France et c’est une excellente nouvelle que ces Écrits, conférences et entretiens soient aujourd’hui traduits et publiés. Cette somme très complète de textes, réunis à l’origine par son ami poète Clark Coolidge, permet d’aborder de l’intérieur une œuvre hors du commun, et de suivre dans l’époque qui la voit naitre sa trace de comète unique. On y côtoie merveilleusement la personnalité de l’artiste, ses sources, ses obsessions, son affinité avec le monde des poètes, des écrivains et des musiciens, son goût de l’échange et de l’enseignement. Et surtout, le caractère éminemment politique et citoyen de son art.

Philip Guston | Que peindre sinon l’énigme. Écrits, conférences et entretiens, 1944-1980. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Éric Suchère. L’Atelier contemporain, 628 p., 30 €

Philip Guston est le fils de Juifs ukrainiens ayant fui les pogroms pour s’installer d’abord à Montréal puis à Los Angeles. Son père, ingénieur ne trouvant pas de poste, travaille comme éboueur et finit par se suicider, découvert pendu à un clou par son fils de dix ans. Guston perdra plus tard son frère qui ne survit pas à l’amputation d’une jambe – autant d’éléments biographiques dont on retrouve la présence dans les « painter’s forms » de ses tableaux –, vocabulaire autobiographique brutal et vital. Guston sera constamment en dialogue avec les grands mouvements sociaux et l’injustice dans son pays. Quand il n’y répond pas par la peinture, il la poursuit dans ses écrits.

Philip Guston que peindre sinon l'énigme
Guston préparant le WPA Federal Art Project (1939) © CC0/WikiCommons/ Archives of American Art

J’avais eu pour ma part accès à ces textes en version anglaise, offerts par son galeriste David McKee sur son stand de la foire de Bâle en 2011, un jour de vernissage. Nous avions échangé un long moment sur l’œuvre de Guston, tandis que les acheteurs s’affairaient autour de ce galeriste, qui était plus occupé à partager cette passion avec une artiste qui n’avait rien d’autre à offrir qu’un fanatisme non monnayable. Lisant cette somme, la chose qui m’avait le plus frappée à l’époque (et à laquelle le peintre revient en plusieurs lieux et temps du volume) est l’incompréhension totale de John Cage – musicien d’avant-garde s’il en est – devant le virage plastique qu’opère son ami à la fin des années 1960. De même, Morton Feldman, autre compagnon de l’atelier, qui lui tournera définitivement le dos suite à ce changement de « registre ». Guston a perdu presque tous ses amis mais il a tenu bon, fidèle à sa vision. Il est de toute façon, dès le départ, un électron libre.

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Philip Guston demande au tableau, comme Kafka au livre, de « servir de hache pour la mer gelée qui est en nous ».

« Guston était, avec fierté, un autodidacte », écrit Dore Ashton dans son introduction. Écolier récalcitrant, lycéen rebelle, il est renvoyé, avec Jackson Pollock qu’il rencontre alors, de leur établissement scolaire. C’est un dessinateur obsessionnel et le trait, à la fois sensible et caricatural, restera une fibre essentielle de son travail. La Grande Dépression qui sévit dans les années 1930 aux États-Unis pousse ces jeunes gens dans la voie d’une introspection sociale et politique. Guston s’orientera alors vers la réalisation de grandes peintures publiques, dans la tradition des muralistes mexicains. Cependant, le ferment qui caractérise son œuvre est déjà en place : il étudie le soir à la bibliothèque publique tout l’art de la Renaissance. À la fin des années 1940, après une crise, il entrera dans une période abstraite qui fit son succès à la Malborough Gallery. Vingt ans plus tard, bouleversé par le climat politique et les violences policières, taraudé par une conscience de son implication morale qui ne l’a jamais quitté, il revient à la figure avec ces fameux personnages cagoulés. Hilton Kramer, critique du New York Times, lui accorde alors une page entière pour le déclarer fini. « Le titre était, je crois, Du mandarin au gros ballot », raconte-t-il dans un entretien avec Mark Stevens. Ses collègues ne lui adressent plus la parole. Même Cage s’indigne : « Comment peux-tu quitter ce pays magnifique ? » Seul De Kooning le félicite pour sa liberté : « Tu sais, Philip, quel est ton vrai sujet, c’est la liberté ! » Il existait donc une sorte de strabisme plastique empêchant de percevoir la radicalité d’une œuvre qui ne verse pas entièrement dans l’abstraction et le sublime, opposant « l’impureté de la peinture [à] la pureté de l’abstraction ». « J’ai beaucoup pensé à cela : abstrait, figuratif, je ne pense juste pas comme cela ». 1966 : presque soixante ans plus tard, les mêmes codifications sont toujours à l’œuvre. 

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Guston est un immense lecteur – Kierkegaard, Rilke, Schopenhauer, Baudelaire, Roth (qui est aussi un grand ami). Lecteur d’écrits d’artistes – Cézanne, Delacroix, Van Gogh, Bonnard –, lecteur de poésie – il collaborera longuement avec ses amis poètes Clark Coolidge, Frank O’Hara et Bill Berkson – mais à l’origine il y a surtout Kafka : « Parfois, je pense que la plus grande chose à propos de Kafka était l’accomplissement de la conscience qui pouvait planer au-dessus de sa propre implication »Guston, qui exprime l’extrême exigence qui le taraude en matière de peinture, parle souvent de la création comme d’un tribunal : « L’acte de peindre est comme un procès où tous les rôles sont joués par une personne » ; « La toile est un tribunal où l’artiste est procureur, avocat de la défense, jury et juge ».

Il reprendra cette image tout au long de sa vie. La ferveur de son implication le poussera plusieurs fois à cesser de peindre. Il demande au tableau, comme Kafka au livre, de « servir de hache pour la mer gelée qui est en nous ». Aucun succès, aucune flatterie ne résiste au jugement de l’artiste qui peint la nuit dans son atelier, parfois plusieurs nuits durant, et ne le quitte que quand quelque chose ne sera pas remis au lendemain. « Il n’y a pas de surprise pour le lendemain. Il n’y a pas de lendemain », dit-il dans un entretien avec David Sylvester. « Que peindre sinon l’énigme ? » est le titre que Guston emprunte à De Chirico. « L’autre chose que je veux, et je pense que c’est ce que veut un artiste, c’est d’être tout le temps déconcerté. Déconcerté, être perplexe, de nouveaux problèmes […] Vous ne pouvez pas vous vendre des salades. Vous ne pouvez pas être sentimental à ce sujet. Vous devriez être dur avec vous-même lorsque vous doutez ».  

Philip Guston que peindre sinon l'énigme
Exposition de 2022, MFA (Houston) © DR

Si Guston est dur avec lui-même, la tendresse de ses tableaux est à l’opposé bouleversante. En témoigne ce rose singulier et continu qui fait le fond de ses peintures. Comme la chair du peintre reconduite d’œuvre en œuvre et qui charrie dans le lit de sa douceur le lot de ses dures visions. « Je connais cette peinture, je ne l’ai pas peinte, elle m’a traversé ». La peinture le traverse : c’est bien son corps – sur tous les tons de rose – qu’il nous présente, peuplé des formes qui le taraudent et l’émancipent, cette « camelote » des objets quotidiens – boites de conserve ouvertes, matraque menaçante, semelle, cigarettes, bouteille vide. Si l’on retrouve tout au long de ses écrits la critique de la violence et du racisme dont la société est porteuse, Guston n’en figure pas moins, à travers ces têtes cagoulées faisant écho au Klu Klux Klan, des protagonistes auxquels on peut s’identifier. Loin d’une position surplombante, il se considère, comme nous, partie prenante dans la mascarade. « Certains peintres retiennent les jolis effets d’un instant. Des pin-up. » Pas de pin-up chez Guston, mais des ampoules, des savates, des clous et des livres, des fers à cheval pour nous porter chance, si tant est que nous le suivions dans cet univers rose et « naked », un carnaval sans artifice jusqu’au bout de la nuit. 

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Les écrits de Guston sont une lampe de chevet qui, une fois allumée, ne s’éteint jamais.

En tant qu’autodidacte, Guston a beaucoup regardé la peinture dans les livres. Avant de voyager en Italie à quatre reprises pour voir les primitifs Italiens, il les a vus en reproduction. « J’ai grandi à Los Angeles et l’on ne pouvait y voir à l’époque aucune peinture. Je suis tombé amoureux par les livres » ; « Quand j’ai commencé à peindre, vers 16 ou 17 ans, je suis tombé amoureux de la peinture de la Renaissance italienne »Il gardera toute sa vie sur le mur de sa cuisine une reproduction du Baptême du Christ et de la Flagellation. Ses pages sur Piero della Francesca sont une splendeur. Il parle d’un peintre cosmique dont les espaces sont comme des systèmes célestes, humbles, suspendus. Il évoque un messager venu pour la première fois sur la terre, mesurer le monde, mesurer les distances. « Il est un primitif au sens le plus fort du terme », dit-il. Ou encore : « Peu importe comment les choses sont peintes, il n’y a pas de fioritures ». Regardant les fresques de Giotto qui est son autre peintre de prédilection, Guston évoque la fusion entre le médium physique de la fresque et le concept. Hormis la préparation du support, l’exécution reste rapide et « fraîche », au sens propre et au sens figuré. Au sujet de la technique, il cite d’ailleurs Picasso qui disait que c’était la seule chose qui ne pouvait être enseignée. Autrement dit, l’artiste crée sa propre technique. À propos de la modernité, Guston reprend Delacroix et fait penser aussi à Agamben : « On peut dire que la meilleure façon d’être moderne est d’être contre son temps »Contre – ou dans – son propre temps, insensible aux spotlights de l’époque. Dans cette maison reculée de Woodstock où, se retirant du monde de l’art, il peindra ces somptueux et coriaces petits tableaux des années 1970, après s’être arrêté un an pour ne faire que dessiner – autre corpus majeur de son œuvre –, sa femme Musa écrit ses poèmes et lui peint, fume et regarde Piero : « La peinture du passé qui me fascine est la peinture que vous pouvez passer le reste de votre vie à essayer de comprendre, à essayer de sonder quelles pouvaient être les intentions de l’artiste ».

Pour Guston, la peinture existe sur un plan imaginaire, ou métaphysique. Il regarde aussi beaucoup la dernière période de Rembrandt – le plus grand peintre abstrait selon lui – dont il dit de ses tableaux qu’« il y a une ambiguïté sur la manière dont la peinture devient image et dont l’image devient peinture, ce qui est très mystérieux ». Il existe pour lui une « troisième main » – une main métaphorique – faisant le travail. Guston comprend ce qui lui arrive en peignant. Il y a un aller-retour serré, aigu et permanent entre la forme et la signification. « C’est la forme qui, non seulement fait naître la signification, mais c’est la forme qui la fait se renouveler perpétuellement », dit-il dans une conversation avec Harold RosenbergL’artiste peint pour voir ce qu’il essaie de comprendre. On le retrouve souvent couché dans ses tableaux, incarnant le travail en cours.

Cette figure récurrente du peintre qui dort dans son atelier, en format panoramique – comme si la longueur du corps attestait d’une nuit qui n’en finit jamais –, à la fois inquiet et paisible car entouré de ses objets familiers, dans l’odeur de la cigarette allumée comme celle du tabac froid, sous l’ampoule crue et devant la toile vierge, c’est aussi la figure de la peinture qui veille. La peinture comme conscience : « Ce qui est gelé est notre inattention à la vie. L’art est un signe d’attention et une activité qui contredit la mort. » La peinture comme honnêteté : « Peindre est une sorte d’honnêteté tenace dans un bras de fer permanent. » La peinture comme émerveillement reconduit : « ce que nous voyons est l’émerveillement de ce que l’on a vu ». Les écrits de Guston sont une lampe de chevet qui, une fois allumée, ne s’éteint jamais.


Agnès Thurnauer est artiste. Son travail porte pour une grande part sur le langage pictural. Elle vient d’exposer à la galerie Michel Rein.