Le premier épisode de La Bête, chef-d’œuvre du scénariste Zidrou et du dessinateur Frank Pé paru en 2020, se dénoue aujourd’hui. Ce second volet d’hommage au mélancolique André Franquin, que figure l’instituteur humaniste « Monsieur Boniface », évoque la Belgique neigeuse de 1955, hantée par les fantômes de l’Occupation. Tour de force en deux albums, La Bête est déjà un classique de la bande dessinée contemporaine.
De la démesurée baleine Moby Dick au socratique fox-terrier blanc Milou en passant par le sage éléphant Babar, le bestiaire est un parc zoologique de la morale du bien et du mal que portent les fables, les contes, la littérature enfantine ou d’aventure, ainsi que la bande dessinée née avec le XXe siècle au temps du cinéma muet. Les figures thériomorphes y tutoient l’imaginaire animalier d’Ésope ou de La Fontaine.
Créé en 1952 par André Franquin dans l’album Spirou et les héritiers, le Marsupilami, comme le Krakken, appartient au bestiaire fantastique. Né dans la jungle de Palombie, jaune piqueté de noir, haut d’un mètre, psittacin, omnivore et ovipare, doté d’un ombilic et d’une queue préhensile de 800 cm, bombant le torse pour sa femelle gazouillante, ce mammifère est arboricole et amphibie. Forte comme Hercule, vorace comme Gargantua, la bête devient le facétieux faire-valoir de Spirou et Fantasio, deux aventuriers casaniers que Franquin délaisse en 1969 pour le catastrophique Gaston Lagaffe. Auparavant, dans Le Nid des Marsupilamis (1960), virtuose de la mise en abyme de la BD dans la BD, il évoque en 32 planches le « comportement » des femelles et des mâles de l’espèce : « Lorsqu’il se déplace dans le haut feuillage, il est difficile de suivre le Marsupilami des yeux ».
Or, que sait-on du Marsupilami avant le Marsupilami ? La réponse à cette question ontologique réside dans le diptyque La Bête, que signent Zidrou et Frank Pé, dont le premier volume reçoit en 2021 le prix Albert Uderzo pour sa qualité graphique.
La Bête 2 confirme combien cette distinction est méritée. Émaillé de paroles de Jacques Brel, ce nouvel opus couronne le panache narratif et l’audace graphique du premier épisode. L’album polychrome contient 200 planches au format 28 x 23 cm. Carrées ou rectangulaires, horizontales ou verticales, les vignettes s’enchaînent et s’enchâssent symétriquement ou non, comme des plans filmiques. Se succèdent allegro les cases et les planches en demi, pleine ou double-page, parfois sans paraphrase textuelle. S’y déploie une symphonie de couleurs pastel qui donne éclat et force narrative au récit dessiné, entre tons naturaliste, hivernal, nocturne voire gothique.
Chez Zidrou et Pé, le mammifère moucheté – innomé dans la zootaxie classique – s’appelle… la « bête », car l’« espèce existait bien avant qu’on la nomme Marsupilami » (quatrième de couverture). Hypothèse : cette taxinomie peut remonter à la « bête » dont les cris alarment le paisible port écossais de Kiltoch dans L’Île noire, septième album des aventures de Tintin dont Hergé publie en 1938 la première version noir-blanc.
« Ha ! Ha ! Ha ! On voit bien que vous n’êtes pas du pays, jeune homme. Vous n’avez sans doute jamais entendu parler de LA BÊTE ? … », raille le buveur de bière du pub Ye Dolphin. Bientôt sur l’île noire, antre de faux-monnayeurs, Tintin y brave un formidable gorille que va affoler une bête plus petite… le blanc Milou. Nommé Ranko, le primate est l’avatar de King-Kong, créature aussi îlienne de la R.K.O., société productrice en 1933 du film d’« épouvante » King-Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, d’abord titré… The Beast (La Bête).
Arrivée de Palombie fin novembre 1955 au port d’Anvers sur le cargo Condor du capitaine Tillieux, indubitablement un parent lointain du génial dessinateur-scénariste Maurice Tillieux (notamment créateur de la série policière Gil Jordan et auteur en 1943 du polar fantastique Le navire qui tue ses capitaines), la bête s’enfuit. Elle gagne Bruxelles où Franz – fils naturel d’un soldat allemand rentré au pays – le cache sous le toit maternel, vraie arche de Noé pour bestioles perdues. Par suite des plaintes de marâtres vindicatives qui exècrent la mère de Franz en raison de son passé, la police fait enfermer la bête en fourrière (La Bête), où les chats errants sont brûlés au four crématoire. Or, comme King-Kong exhibé en animal forain, la bête inquiète décampe grâce à Franz et son cochon Marquis (La Bête 2).
Pivot de ce récit endiablé, s’ensuit une équipée rocambolesque sur les pavés humides de Bruxelles. Via la péniche De Anne Garn, à la barre de laquelle on s’attendrait à voir le chanteur néerlandais Dick Annegarn entonnant son succès Bruxelles (1974), le trio file depuis le port jusqu’à la place de Brouckère, proche des légendaires cinémas Scala et L’Eldorado, où s’affichent en version française La Belle et le Clochard des studios Disney et La Fureur de vivre de Nicholas Ray.
À la rue Neuve, la bête scrute en vitrine du magasin l’Innovation la jungle péruvienne de carton-pâte du Temple du Soleil, décor exotique mis en scène avec deux momies incas, le professeur Tournesol, le capitaine Haddock, Tintin. En chair et en os, celui-ci est sidéré par l’animal qui sur le trottoir l’appelle à l’aide. Deux mythes se contemplent.
Après une pause nocturne au rayon confection des Grands Magasins Wauquier – aujourd’hui siège du Musée belge de la bande dessinée – d’où il est délogé après une joute homérique, le trio reprend sa course effrénée via la Gare centrale qui manque de se refermer comme un piège. Au terme de cette odyssée urbaine, électrocutée par la caténaire du tram 66 devant le Palais royal, la bête inerte est confiée au professeur Sneutvelmans, expert de cryptozoologie et de zoologie borgésienne, certain d’avoir en main le mythique animal Cola-Coca.
Au Museum d’Histoire naturelle, où l’on pourrait croiser le spectre de Jean Ray parmi les vestiges paléontologiques de monstres lovecraftiens, alors qu’un orage zèbre la nuit d’éclairs prométhéens, le savant, comme un nouveau Frankenstein, va disséquer la bête puis l’empailler.
Or la bête ne peut pas mourir. Connaissant son sort sous la plume de Franquin, le lecteur sait que ceux qui la traquent ici échoueront.
Que se passe-t-il donc au Museum ? Qui sauve la bête ? Comment va-t-elle regagner la Palombie, pour en être ramenée en 1956 par Spirou et Fantasio ? Pourquoi donc, au fil de cette épopée mélancolique, les enfants aident-ils l’animal traqué ? Le sang des bêtes, trop éreintées par les adultes, les blesse intimement.
Franz et la bête, deux rescapés de la vie, vont-ils se perdre ? Entre larmes et étreinte, au port d’Anvers, où rôde Seccotine du magazine Spirou, la journaliste qui filmera en Palombie le Marsupilami (Le Nid des Marsupilamis), la fin de l’enfance coïncide avec le destin scellé de la bête. Celle ayant dormi avec l’orphelin de père comme un vivant doudou. Un banal « marsupial sans poche » bougonne Neutvelmans ! Non, un « Marsupil… Ami » selon Frantz, qui vise l’inaccessible étoile de la tendresse.
L’histoire de la bête trace en outre un jeu de piste dans l’imaginaire du neuvième art. Daté lundi 5 décembre 1955, titrant un « animal tout en queue sème la panique dans le centre-ville de Bruxelles » – « singe ? », « ours ? », « félin ? » – Le Soir y voit peut-être les « prémices de la prochaine aventure du célèbre reporter à la houppette né de l’imagination foisonnante de notre compatriote Hergé » (La Bête 2, p. 110). Paladin du bien, Tintin ne croisera qu’en 1960 une « bête mythique » (ni singe, ni ours, ni félin), soit le « yéti » (Tintin au Tibet). Protecteur (maternel, paternel ?) de Tchang rescapé du crash aérien, l’abominable homme des neiges hurle dans la blancheur de l’Himalaya : « Haw-Hawaaaw ». Au cœur de la jungle palombienne, au terme de La Bête 2 retentit aussi l’appel du Marsupilami : « Houba ». Deux bêtes affectueuses mais deux cris dans l’intertextualité de la bande dessinée : y loge la force de son imaginaire qu’embellit le chef-d’œuvre sensible de Zidrou et Pé tout autour des vestiges de l’enfance.