Une vie extime

Publiés à quelques mois d’intervalle, les deux derniers livres de Georges Didi-Huberman sont l’un par rapport à l’autre dans une sorte d’anamorphose, que j’ai découverte en me rendant à l’évidence en même temps que ces deux livres pouvaient, devaient peut-être, faire l’objet d’un même compte rendu de lecture – alors que l’objet de Pour commencer encore et celui d’Éparses pouvaient sembler les séparer et que leur réunion pouvait apparaître comme le risque d’une réduction de l’un à l’autre. Mais non.


Georges Didi-Huberman, Pour commencer encore. Dialogue avec Philippe Roux. Argol, 254 p., 29 €

Georges Didi-Huberman, Éparses. Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie. Minuit, 165 p., 16,50 €


Car Pour commencer encore est un portrait de ville (le plus beau qu’il m’ait été donné de lire depuis le Nantes de Paul Louis Rossi), Saint-Étienne dans les années 1950-1960, qui, parce que c’est une ville d’émigration, une ville d’exil, ouvre sur un autre lieu, Auschwitz-Birkenau, d’où une partie de la famille de Georges Didi-Huberman n’est jamais revenue. C’est, dans cette ville, le portrait d’un enfant pour qui cette ville fut toujours déjà un ailleurs, toujours la ville de ceux qui avaient dû y venir, ou qui n’avaient pas pu y revenir.

Éparses (directement évoqué par le premier ouvrage : « le mois dernier, j’ai fait un voyage – bouleversant – à Varsovie ») est une déambulation dans la collection des papiers sauvés du ghetto de Varsovie par Emanuel Ringenblum et ses camarades du groupe clandestin Oyneg Shabes, qui s’ouvre cependant, à la jointure des deux livres, par une liasse de « papiers jaunis » retrouvés par l’auteur dans les archives de ses parents, à Saint-Étienne, dont une lettre reçue de la Croix-Rouge par Jonas Huberman en février 1943, peu avant sa déportation, concernant un secours qui n’avait pu être apporté à une parente de la famille, à Varsovie. C’est à partir de cette lettre surgie de l’oubli que Didi-Huberman, comme « depuis l’enfance, tourne et retourne psychiquement autour […] du ghetto de Varsovie ».

On pourrait dire que, par la manière dont ils sont ainsi altérés l’un par l’autre, et l’un et l’autre par l’immense détresse du siècle, ces deux ouvrages sont des livres extimes, pour reprendre une formulation lacanienne dont le très regretté Jacques Le Brun, disparu le 6 avril dernier, a montré la portée dans plusieurs de ses travaux : l’« extime », défini par Lacan (dans le séminaire du 26 mars 1969) comme « conjoignant l’intime à la radicale extériorité » – une extériorité qui est peut-être aussi celle de la mort.

Éparses et Pour commencer encore, de Georges Didi-Huberman

Ces deux livres ne sont donc ni l’un ni l’autre des écrits autobiographiques, il est essentiel de le comprendre pour en mesurer la force. Pour commencer encore, du reste, prend la forme d’une conversation écrite qui inscrit dans sa facture l’« hétérographie » qui caractérise les deux textes. On insistera ici sur deux effets de cette position d’écriture.

Le premier, c’est le temps de ces deux livres : un temps du maintenant qui est aussi ce temps « psychique » par lequel l’auteur « tourne et retourne autour du ghetto » ; un temps qui s’expose dans une sorte de précipité (photographique, j’y reviendrai pour finir). Prenons-en pour manifestation, dans Éparses, un paragraphe que son étrangeté m’a conduit à devoir plusieurs fois relire : « Le général SS Jürgen Stroop ne s’est pas contenté en mai 1943, de réduire à néant […] le soulèvement […] du ghetto de Varsovie […] Sa colère se répandit alors sur l’espace tout entier. Il avait incendié immeuble après immeuble […] Il aura fini par réduire tout l’espace du ghetto […] Sur les photos de cette époque, seul émerge d’un paysage de rocaille le clocher de l’église la plus proche ».

Mais Pour commencer encore est, lui aussi, tout entier travaillé par cette insistance du passé dans le présent : « je voudrais mener grâce à toi une sorte d’anamnèse […] qui servirait moins à identifier une cause passée de mon statut présent qu’à faire lever une chose présente de mon désir, c’est-à-dire la cause future d’un travail » ; « faire lever une ressouvenance […] Je ne me souviens pas […] Je me souviens ».

Or tout cela, ce passé impossible, c’est parce que, en exil de lui-même, comme sa ville natale était un lieu hanté par ses ailleurs – l’Algérie de son père, la Pologne de sa famille maternelle –, Didi-Huberman n’a cessé de devoir exhaustivement conquérir des territoires qui n’étaient par définition pas les siens, puisqu’il n’en a pas. Et c’est sans doute ce qu’il y a de plus « bouleversant » – pour reprendre ce mot, qui est celui d’une conversion sans terme – dans l’hétérographie de Pour commencer encore ; car surgissent dans ces pages tant de milliers d’autres qui, depuis quarante ans, ont construit l’habitat d’une intelligence acharnée – comme en témoignent d’ailleurs, dans Éparses, de nombreuses références à des livres antérieurs qui ne sont pas des rappels à l’œuvre mais les stations presque sacrificielles d’une migration permanente, dans laquelle il a pu inquiéter autant de lecteurs qu’il en a séduit.

Le second effet de l’écriture de ces deux livres, au-delà du maintenant, c’est – et je viens déjà d’en dire quelque chose car on ne peut les distinguer que pour l’analyse – le « hors-je » par lequel s’amorce Pour commencer encore : « Il faudra accepter, écrit Didi-Huberman à Philippe Roux, que je te réponde souvent avec des hors-je, des choses, des images ou des pensées qui viennent d’ailleurs que de moi […] sujet […] mis en pièces, épars, ouvert par tous ses hors-je » (p. 13, je souligne) ; ou encore : « le “hors-je” : quand le travail lui-même prend la parole ».

Éparses et Pour commencer encore, de Georges Didi-Huberman

Georges Didi-Huberman © Jean-Luc Bertini

On peut lire dans le même sens de ce « hors-je » tout ce qui relève, dans Éparses, de la citation, de la transcription, de la réécriture : toutes ces bribes échappées à la destruction et pour lesquelles Didi-Huberman fabrique un autre tabernacle, par lequel elles voyagent au-delà du bidon de lait rouillé où elles ont été retrouvées. Lettres échangées entre les ghettos de Pologne, lettres jetées depuis les trains, fragments de journaux, tout ce qui, dès le départ de l’entreprise d’Emanuel Ringenblum, que Didi-Huberman ne fait que « commencer encore », a voulu être un « testament », c’est-à-dire aussi une nouvelle arche, ou arca, caisse, tombeau ouvert un jour mais dont rien n’est ressuscité : seules ces lettres mortes et qu’il faut déchiffrer ; seules ces « archives », sédimentation d’une tradition et invention d’une origine ; seules ces photographies qu’il faut interroger, comme des cartes déposées, mais pour quelle divination ?

Récrire, et rephotographier : au plus intense peut-être de l’intimité ou, mieux là encore, de l’extimité qui est la leur par le reflet de chacun d’eux dans l’autre, il y a les photographies, dans les marges de Pour commencer encore, ou en forme de frontispice de chacune des entrées d’Éparses. De ces images, à l’expérience desquelles on peut renvoyer le « lecteur », deux choses seulement. D’une part, ce sont, pour Éparses, des « photographies de photographies », comme le souligne l’auteur, et c’est une autre manière de « commencer encore » ; et ceci d’autant plus que le document original devient souvent presque invisible et que nous sommes donc face à face avec le maintenant de cette re-production, la fenêtre s’étant comme brouillée, opacifiée, et ce qu’il y a à voir étant lui-même peut-être « déjà flou ». D’autre part, ce travail, cette peine du regard à tenter le déchiffrement de ces clichés furtifs ou alors des très petits formats des marges de Pour commencer encore, ou au contraire des plans trop rapprochés du cahier de photographies qui fait la fin de cet autre livre, ce travail force à un ajustement constant de la distance – cet ajustement à la « distance » auquel Didi-Huberman consacre par ailleurs plusieurs pages d’Éparses (p. 108-109 et 115, au sujet de la « prise de vue », contact et recul, et dans l’autre livre, p. 115 aussi, dans l’atelier du peintre Marcel Didi).

Pour qui se rappelle la somptuosité visuelle de très nombreux livres du même auteur – comme la trilogie des Ninfa, pour ne citer que certains des plus récents –, ces pauvres images, ces images presque sans figures comme il y a une « histoire des sans noms », sont à elles seules une école de pensée, mais une école qui laisse « les brisures visibles […] en laissant du jeu dans le montage, dans la bordure des textes et des images, de façon à laisser chaque fragment dans sa singularité ».

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