Les nymphes fluides et les fiancées du vent

Ingénieux, raffiné, érudit, inventif, Georges Didi-Huberman, qui publie Essai sur le drapé-désir se révèle un théoricien minutieux des images changeantes, un historien de formes artistiques. Il a reçu, en 2015, le prestigieux prix Adorno (attribué précédemment à Norbert Elias, Jacques Derrida…)


Georges Didi-Huberman, Essai sur le drapé-désir, Gallimard, « Art et artistes », 224 p., 83 ill., 23,50 €.


Tu regardes Le Printemps (v. 1482-1485) de Sandro Botticelli. Tu perçois les « mouvements émouvants » des corps, les cheveux dénoués les draperies dans le vent, les volutes voluptueuses, les échappées, les écharpes égarées, les robes (légère, transparentes, sensuelles, monochromes). Dans la partie gauche du Printemps, les Trois Grâces dansent avec les robes transparentes sans ceinture qui suggère les ventres ronds et doux ; leurs mains sont entrelacées en une ronde qui revient sur elle-même ; le jeu des flux et des plis dans les surfaces, les frémissements, les frissons, les souffles se devinent. Dans la partie droite du Printemps, Zéphyr (le vent, le jeune dieu verdâtre) et la nymphe Chloris s’approchent en une danse érotique, en une pavane amoureuse, en des turbulences du désir ; Zéphyr poursuit et Chloris fuit ; comme dans un rêve troublant, les poursuites s’arrêtent, s’éternisent ; les mains du jeune dieu touchent déjà le corps de Chloris ; elle crache des fleurs ; elle serait déjà fécondée ; l’acte sexuel aurait eu lieu dans la course même ; les limites entre le plaisir et la peur, entre le don d’amour et le tourments seraient brouillées…

Dans plusieurs ouvrages, Georges Didi-Huberman étudie les recherches complexes du grand théoricien Aby Warburg1 (1866-1922). À 25 ans, très tôt, Warburg est, à la faculté de Strasbourg, « docteur en philosophie » quand il analyse Le Printemps et La Naissance de Vénus de Botticelli… Ainsi, sans cesse, Didi-Huberman et Warburg sont fascinés par la puissance étrange de la « Ninfa », de la demi-déesse. Une Ninfa est un fantôme féminin. Inaccessibles, toujours fuyante, la Ninfa fluide est une revenante ; elle hante ; elle vole et marche ; elle avance en dansant à la manière de Gradiva, de celle dont parlaient l’écrivain Wilhelm Jensen et Freud. La Ninfa n’est ni un personnage, ni une allégorie. Elle se perd et se retrouve. Elle passe ; elle serait une passante qui traverse, qui croise un chemin. Elle est drapée sous une robe transparente. Elle avance dans le vent. Nous la retrouvons dans les sculptures antiques de la Grèce et de Rome, chez Vénus, parmi les Ménades et les Bacchantes, comme une servante florentine de Domenico Ghirlandaio qui porte des fruits, parmi certaines martyres baroques. La Ninfa s’efface et renaît. Elle est tour à tour érotique et mortifère. Revenante de l’Antiquité et de l’au-delà, elle est une séductrice redoutable, une magicienne. Elle surgit parfois étrangère dans une histoire, à contretemps d’un récit religieux. La Ninfa est alors à contre-rythme de l’ordonnancement social ; dans une salle, elle entre avec un voile qui flotte au vent, peut-être par un « vent du désir », par une irrésistible énergie ; dans La Naissance de Saint Jean-Baptiste, cette Ninfa serait une survivance païenne comme une déesse en exil. À cette époque, une Ninfa est une créature amorale par-delà du Bien et du Mal… Et Savonarole met en garde les matrones florentines contre le fait d’affubler leurs filles « comme des nymphes païenne »…

Dans des rêves, dans les tableaux, dans les chorégraphies, la Ninfa revient, renaît, obsède. Tu relis L’Après-midi d’un faune (1865) de Stéphane Mallarmé :
« Ces nymphes, je les veux perpétuer. Si clair
Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air
Assoupis de sommeils touffus.

(…)
Ô nymphes, regonflons des souvenirs divers. »

Aby Warburg est probablement le premier historien de l’art occidental à avoir fait du vent l’objet central de toute une interrogation sur l’art de la Renaissance. Les draperies sont dans le vent. Le vent est dans les draperies, dans les chevelures et tout autour du corps. Le vent ne fait que passer : il transforme, il métamorphose ; il atteint en profondeur ce sur quoi il passe. Le vent serait un « cause », un « motif », une « impulsion ». Selon Warburg, la « brise imaginaire » fait « flotter librement » et « sans cause apparente » la chevelure de Vénus (chez Botticelli) ou le vêtement d’une princesse (chez Donatello, Saint Georges et le dragon)… Tu écoutes aussi, dans l’opéra Faust (acte II) de Gounod ; les étudiants et les jeunes filles qui valsent :
« Ainsi que la brise légère
soulève en épais tourbillons
La poussière des sillons
Que la valse nous entraîne !
Faites retentir la plaine
De l’éclat de vos chansons. »

Ou bien, dans la Bible, au premier livre des Rois ; selon le prophète Elie, « Dieu n’est pas dans l’ouragan, il n’est pas dans le tremblement de terre, ni dans le feu ; et après ce feu, le murmure d’une brise légère »… Et, dans le De pictura (1436), Leon Battista Alberti note : « Parce que les étoffes sont plaquées par le vent, les corps apparaissent presque nus sous le voile des étoffes. » Par les tissus plaqués par le vent, la nudité, le mouvement, l’intimité des corps se révèlent. Les drapeaux et les chevelures « ondulent dans l’air » afin que le peintre affirme sa vocation humaniste et sa capacité à composer des figures all’antica. Dans l’Antiquité, la danse et la peinture (ou la sculpture) ne divorcent pas… Par l’« ondoiement », les corps, dans leurs mouvements aériens, étaient capables de se faire à l’image de la vague, du souffle du vent ou de la draperie soulevée par une brise…

L’un des chapitres de cet ouvrage de Georges Didi-Huberman s’intitule Post-scriptum : le ressac de toute chose. Le ressac est le retour violent des vagues sur elles-mêmes, après un choc, lorsqu’elles ont frappé un obstacle (côte, haut-fond, etc.). Didi-Huberman cite un poème de Rilke en 1896 : « Tel est le désir : habiter le ressac (wohnem im Gewoge) et n’avoir aucune patrie dans le temps. » Tu perçois les horizons de la mer (v.1845-1850) de Turner, la Vague (1869) de Courbet, les marines (1900-1901) d’August Strindberg, des vagues photographiées par Charles Grassin (1882), les Nymphéas (v. 1917-1920) de Monet… Vers cette époque, Herman Melville publie Moby Dick (1851) ; Joseph Conrad écrit Typhon (1903)… Dans Ma vie (1927), la danseuse américaine Isadora Duncan se souvient de son enfance : « C’est de la contemplation des vagues, quand j’étais toute petite, que m’est venue la première idée de la danse. Je tâchais de suivre leur mouvement et de danser à leur rythme. (…) À Florence, c’était Botticelli qui captivait ma jeune imagination. Je demeurais assise des journées entières devant Le Printemps, j’en étais amoureuse. Un vieux gardien contemplait mon adoration d’un œil ému. Je restais là jusqu’à ce que je visse effectivement les fleurs peintes pousser, les pieds nus danser, les corps se mouvoir, jusqu’à ce qu’un ange de joie vînt me visiter, et je penserai alors : je danserai cette image… »

Dans ce livre, Ninfa fluida, Didi-Huberman donne à penser les « turbulences de la matière », les « tourments physiques », les tourbillons, les ouragans, la brise imaginaire, les soupirs amoureux, les morphologies fluides, peut-être une « dynamique des fluides », une « physique des turbulences ». Didi-Huberman cite, entre autres, les textes latins d’Ovide et de Lucrèce, des phrases érotiques de Pierre Louÿs ou de Georges Bataille, les remarques de Gilles Deleuze (Différence et répétition, 1969, Le Pli, 1988)…

Un tableau d’Oskar Kokoschka s’intitule La Fiancée du vent (1914) Les nymphes fluides seraient des fiancées du vent.


Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Éditions de Minuit, 592 p., 93 ill., 30 €

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