Peindre la peur en Italie

Ce qui nous arrive

Rechercher dans les images, les livres et le passé de quoi s’orienter au temps des catastrophes n’a rien de bien original. C’est probablement même le seul phénomène que connaisse chaque époque menacée d’anomie. Il n’est pas assuré, ceci dit, qu’on y découvre quelque consolation – rien pour calmer les angoisses ni apaiser les deuils, et l’on pourrait même y reconnaître ce que l’on est en train de perdre. Non pas seulement ce que l’on désirait voir perdu (en ce cas, il y aurait effectivement je ne sais quoi de consolant dans le malheur présent), mais les potentialités du futur qu’on aurait voulu préserver, ne serait-ce que parce qu’on l’aurait voulu différent de ce qui l’hypothéquait alors. « Comment conjurer cette peur-là ? », se demande Patrick Boucheron dans son livre de 2013.


Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images. Sienne, 1338. Seuil, coll. « Points Histoire », 288 p., 9,50 € (publié en 2013, puis en 2015 en poche)


Patrick Boucheron ne parle pas, en l’occurrence, de la peste qui frappa Sienne en 1347-1348, soit un peu moins de dix ans après l’achèvement par Ambrogio Lorenzetti (qui en mourut) de ses fresques dites du Bon et du mauvais gouvernement pour le palais public de la ville. L’historien consacre son essai de 2013 à ces allégories, qui tentent d’exposer les conséquences néfastes du pouvoir unique, par contraste avec le pouvoir en commun. Comment ? Par les images, donc, dont « la force politique […] consiste précisément à ne rien dérober au regard ».

Celles de Lorenzetti cachent pourtant une vision qu’elles permettent simultanément de « voir » sur un mode « visuel » plus que « visible », si l’on distingue, afin de saisir ce paradoxe, ce qu’une image trahit (visuellement-virtuellement) de ce qu’elle montre (visiblement-évidemment). L’œuvre de Lorenzetti met ainsi sous les yeux le fait que « la mise en partage du pouvoir » fondant la comune siennoise est toujours menacée par l’insignorimiento. Autrement dit, que « la seigneurie n’est pas l’autre de la commune », mais « l’un de ses devenirs possibles », représentant la tentation de dépasser avec elle « la conflictualité propre au système communal ».

Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images. Sienne, 1338

« Allégorie du bon gouvernement » d’Ambrogio Lorenzetti, au Palazzo Pubblico de Sienne (1338-1340)

Comment Lorenzetti s’est-il efforcé de conjurer cette peur-là, d’autant plus redoutable qu’elle est inhérente au modèle politique qu’il expose ainsi à la vue et au jugement de ses concitoyens ? Il le fit sans recourir à quelque « lumière divine », remarque Boucheron, mais en se contentant de donner à voir à ses concitoyens que les effets de la commune « sont justes et harmonieux, qu’ils épargnent les corps, respectent leurs lieux, entendent leurs paroles » ; y compris lorsque celles-ci sont discordantes et que l’on serait tenté de les réduire au silence, avec les conséquences que l’on sait (puisque les effets du mauvais gouvernement permettent là aussi de le vérifier) sur les corps et les lieux.

Il y aurait néanmoins, sur ce sujet, une bonne raison à cela, une raison d’État, visant à se prémunir contre cet autre péril qu’est la haine, l’odium, « mot clef des systèmes politiques communaux » qui cherchaient à la réguler en ritualisant la vengeance, et finissaient le plus souvent par considérer la dévastation qu’elle provoquait comme un autre « effet », certes désastreux mais cependant inévitable, de son déchaînement. Le guasto en est ainsi venu à exprimer « moins la brutalité de l’événement que l’ordinaire d’une pratique », celle de la terre gaste, gaspillée (waste), dévastée par la vengeance armée. Reste que l’excès de la haine peut être maîtrisé, tandis que la peur, quant à elle, demeure incontrôlable et que, sous ce rapport, elle ne peut qu’être « conjurée ».

Lorenzetti figure d’ailleurs la peur en personne, sous un aspect semblable, relève Boucheron, à celui de la faucheuse du Triomphe de la mort que Buonamico Buffalmacco peint au Camposanto de Pise à la même période, « flottant dans ses habits noirs effilochés, brandissant sa longue épée sombre : c’est la Timor ». Avec elle, non seulement les corps, les lieux et les paroles, mais « l’idée même de bien commun » sont en jeu. Le danger qu’elle constitue est si manifeste que sa représentation excède en réalisme le cadre allégorique dans lequel elle s’inscrit et qui appelle une compréhension détachée du réel. Cet excès, pour être le plus inquiétant, n’est cependant pas le seul que Lorenzetti s’autorise dans ses compositions semées de « pièges à regard », écrit Boucheron, qui forment autant d’« effets de réel » destinés à distraire le spectateur de sa lecture allégorisante.

Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images. Sienne, 1338

Mais ces écarts visent aussi à renforcer, par contraste, la puissance démonstrative de la structure allégorique elle-même, laquelle, maintient l’historien, demeure fonction de sa propension à conjurer la peur de la dissolution du pouvoir autant que de sa confiscation. La peur elle-même constitue en ce sens le point de répulsion et d’attraction du commun – l’horizon de la commune qui l’expulse de ses murs.

Or la peur se propage comme la peste. Les Siennois de la fin des années 1330 ne le savaient pas encore – dix ans plus tard, plus aucun Européen ne l’oubliera. Dans une certaine mesure, leur connaissance de la peur était purement politique ; elle avait même ceci d’unique qu’elle était d’une autre origine et d’une autre essence que divine, et qu’il n’était donc plus besoin, pour la juguler, d’invoquer Dieu ; mais ils ignoraient la peur biologique, et sa capacité à dévaster le commun plus sûrement que la haine. Ils ne pouvaient savoir que cette peur-là allait contaminer la peur politique pour longtemps, et transformer les institutions destinées à la conjurer dans le sens qu’eux-mêmes craignaient : celui d’une seigneurie ayant tout pouvoir sur les corps, ceux des pestiférés comme ceux des bien portants.

Afin de saisir la portée d’un tel tournant, il faut se souvenir du premier texte historique décrivant les effets d’une épidémie de peste en Europe, celle qui s’abattit sur Athènes en 429 avant J.-C. : le récit de Thucydide décrivant une situation qu’il dit indescriptible parce que « nul n’était retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines ». Deux mille ans plus tard, en 1629, Thomas Hobbes traduisit en anglais La guerre du Péloponnèse, dont le livre II commence par ce passage. Mais Hobbes rendit le mot « crainte » (apeirgein en grec, proche de « réfréner ») par le mot « awe ». Cette peur d’un genre particulier, désignant « à la fois ce qui est terrible (awful) et ce qui inspire le respect (awesome) », Hobbes l’installe en 1651 au centre de la doctrine de l’État qu’il développe dans le Léviathan. Son célèbre frontispice expose au lecteur, non plus des lieux du commun, mais un espace soumis à un corps unique, surdimensionné, tenant par la peur l’ensemble des corps qui le composent.

Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images. Sienne, 1338

« Effets du bon gouvernement sur la cité » d’Ambrogio Lorenzetti, au Palazzo Pubblico de Sienne (1338-1340)

Une image de l’État fantastique et symbolique, c’est-à-dire aussi synthétique, s’est substituée avec Hobbes aux images réalistes et allégoriques d’une société, substitution rendue possible par le changement intervenu entre-temps dans la nature de la peur, car « awe », c’est la terreur, suggère Carlo Ginzburg (Peur, révérence, terreur. Quatre essais d’iconographie politique, Les presses du réel, 2013), à qui Boucheron se réfère. Ginzburg explicite ainsi le rôle à la fois bouleversant et structurant de la peste dans ce contexte : « la dissolution du corps politique décrite par Thucydide rappelle, de manière irrésistible, l’état de nature décrit par Hobbes. Il s’agit d’un rapport symétrique : dans l’Athènes dévastée par la peste, il n’y a plus de loi ; dans l’état de nature, il n’y a pas encore de loi ». Par conséquent, chez Hobbes, la peur-terreur contraint les hommes à s’obliger les uns envers les autres à se doter de lois sous l’égide d’un souverain.

À première vue, l’œuvre de Lorenzetti pourrait préfigurer un tel modèle politique. Ce serait pourtant ne pas voir qu’elle s’oriente dans une autre direction, où le risque de la commune apparaît préférable à la menace de la seigneurie, pourtant réputée plus efficace pour retenir l’odium, contenir la timor et prévenir l’anomia. Forcer son programme iconographique à suivre le raisonnement qui fut celui de Hobbes quelques siècles plus tard, ainsi que le fait Quentin Skinner, l’un des spécialistes de l’auteur du Léviathan, tient, pour Patrick Boucheron, aux « rigueurs iconographiques de l’ordre classique » dont Skinner reste selon lui prisonnier ; « rigueurs » qui attendent de toute image, a fortiori lorsque sa visée est politique, une clarification, une classification et une codification. Les fresques de Lorenzetti, quant à elles, sont iconographiquement fluides, et « c’est précisément cette équivocité qui est porteuse de sens », soutient Patrick Boucheron, qui en a entrepris l’interprétation ; preuve que le sens n’en était pas tout à fait perdu, mais qu’il a été, au moins partiellement, recouvert par le classicisme qui s’est imposé après.

Après ou d’après quoi ? C’est là que l’investigation historique révèle ses enjeux épistémologiques et politiques. Un certain ordre du visible s’est imposé après la peste – et peut-être, donc, d’après elle – qui a défini, sinon le rôle exact, du moins les formes de représentations convenant aux images. Un ordre aussi de leur lecture, qui puisse être, à partir d’elles, sans équivoque. Toute image jugée « illisible » ou dont le contenu pût apparaître « irregardable » risquait donc de n’être tout simplement pas vue.

À propos des scènes de guerre qui occupent un pan significatif des Effets du mauvais gouvernement, Patrick Boucheron observe qu’« il n’est pas exagéré d’affirmer que la plupart de [leurs] analystes n’en tiennent à peu près aucun compte » ; même Google a omis de numériser cette portion abîmée et lacunaire des fresques du palais public. L’historien en conclut que « la dégradation de la matière picturale décourage le jugement esthétique au point de le délégitimer comme objet digne d’attention pour l’histoire de l’art ». Comme si le désordre visuel propre aux grandes catastrophes plongeait l’ordre du visible dans une peur panique telle qu’il préfère justement l’ignorer plutôt que la conjurer.

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