Le genre, la leçon inaugurale, est suffisamment contraint pour permettre de grandes libertés et, en dressant un carnet de route, le sien, celui de sa chaire intitulée « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale du XIIIe au XVIe siècle », Patrick Boucheron amorce un projet fureteur pour des temps présents perturbés, capable de renégocier toutes les certitudes des axiologies nostalgiques. L’exercice est salutaire, il fut probant.
« Ce que peut l’histoire », leçon inaugurale de Patrick Boucheron au Collège de France, 17 décembre 2015
C’est ainsi que la concordance des temps intranquilles rend l’histoire follement stimulante à défaut d’être toujours « prodigieusement amusante » (par référence à une lettre de Foucault en 1967) et que le Collège de France reste le lieu privilégié de nos intellectuels, pas seulement pour ses auditoires présents ou lointains mais aussi pour l’entière liberté de ses leçons. L’hommage à ses figures tutélaires, dûment citées de Michelet à Michel Foucault, repassa par les fondateurs, Latomus et Ramus au destin cruel lors de la Saint-Barthélemy. Des contemporains, Pierre Bourdieu, Daniel Roche – et Roger Chartier qui favorisa l’élection de Patrick Boucheron -, chacun fut salué à titre propre. Le grand ancêtre des médiévistes, Marc Bloch fut convoqué à contre-emploi des citations usuelles, afin d’en appeler à une pensée possible du politique qui ne serait pas nécessairement superficielle, mais regardée « par le dedans », tandis que Braudel figurait en père mort, toujours déjà mort, devant une histoire jamais essoufflée. L’ensemble tint en haleine, les formules étaient denses, l’anecdote ponctuait le trait et c’est en maître de rhétorique que l’orateur qui connaît ses publics adressait sa parole. C’est donc un plaisir de l’écouter sur le site du Collège de France, et le texte sera édité sous peu.
On escompte donc les lendemains heureux d’une chaire et d’une science posée à l’enseigne de « ce que peut l’histoire ». De l’actualité présente et prégnante sont évincés les adulateurs de fixités fondamentalistes diverses au profit de la lenteur apaisante de la durée face à la brusquerie des événements. La mention des bienfaits de l’érudition et plus encore de la lenteur qu’elle impose se défend comme école de pensée plus encore que devant les simples impostures (du genre de la crise du négationnisme). Plus spécifiquement, l’imagination des lettres intervient dans la constitution d’une histoire qui se sait redevable du futur. Car c’est la puissance de l’imaginaire qui intéresse Patrick Boucheron, pour lequel il n’est d’émancipation critique qu’à celui qui ne s’interdit pas d’être irritant. Dès lors, « souvenirs, fictions et croyances » remodelés par notre XIXe siècle deviennent l’objet du cours que Patrick Boucheron donnera cette année au Collège.
L’Europe de Patrick Boucheron est d’abord dépaysée dans son expérience de limes du monde arabe. Elle est désignée, renseignée par l’Idrisi au temps du roi Roger II de Sicile mais aucune frontière de combat ne la saisissait alors et une science commune, la vérité du savoir arabo-latin la traversait autant qu’elle se faisait au fil de réseaux et d’échanges qui passaient par les mêmes canaux que les prélèvements du pouvoir. Le choix de période envisagé, une Renaissance large, une séquence du long Moyen Âge de Jacques Le Goff, se situe après l’échec de la réforme grégorienne, qui entendait régir la vérité du monde, et va jusqu’à La tempête de Giorgione ou à Montaigne et Shakespeare. Au départ fut le dominium ecclésiastique de la réforme grégorienne qui pose dans la doctrine sacramentelle de la communion la division du monde ; ceux qui communient et « les autres », deux peuples et deux pouvoirs, donc les juifs, les hérétiques et les infidèles (musulmans) en découlent mais aussi la division entre clercs et laïcs. Les affaires de la terre, de sexe et d’argent, gardent, montrait Duby, la langue concrète de ses attaches territoriales d’un temps où nul ne pouvait commander de loin.
Une généalogie « sombre et crue » de notre modernité médite parallèlement la structure anthropologique de l’Église réduite au Sacerdoce qui veut s’imposer comme institution totale tandis que la seigneurie des laïcs se laïcise.
Mais au XIIIe siècle, le studium se glisse entre la puissance du sacerdoce et celle du pouvoir (regnum). Là intervient le pouvoir du récit, et c’est en foucaldien que Patrick Boucheron énonce : « Tout pouvoir est pouvoir de mise en récit. Cela ne signifie pas seulement qu’il se donne à aimer et à comprendre par des fictions juridiques, des fables ou des intrigues ; cela veut dire plus profondément qu’il ne devient pleinement efficient qu’à partir du moment où il sait réorienter les récits de vie de ceux qu’il dirige ». La chose n’en est que plus vibrante « qui vous entraîne et vous empoigne » quand c’est l’image du bon et du mauvais gouvernement qui se figure à Sienne en 1338, dans le palais public.
L’intrusion d’acteurs nouveaux, urbains et multiples, surtout en Italie où émergent des formes culturelles et politiques « d’origine civique, mais aussi aristocratique, communautaire ou factieuse » engendre le désarroi. Ces réaménagements anxiogènes menèrent à des guerres féodales et civiles avant qu’elles ne deviennent nationales par destin tragique mais non obligé. La règle était plus complexe et plutôt impériale. On comprend alors les guerres de religion comme la tension des solutions impossibles au temps d’un humanisme qui voulut s’établir d’Alcala à Liège, Oxford ou Paris. Partout la méditation sur l’épars de nos passés, ceux de villes complexes se pose en filigrane sous l’exigence et les recours du présent.
On ne doute pas qu’il y aura du plaisir à suivre les leçons à venir de Patrick Boucheron, jusqu’à Machiavel et Don Quichotte, en parcourant « cette pluralité de langages politiques » — d’origine civique, mais aussi aristocratique, communautaire ou factieuse — qui trame aux XIVe et XVe siècles le caractère composite, hétérogène, et au total éminemment contractuel de ses constructions institutionnelles. Enfin, parce qu’avec le choc en retour des Guerres d’Italie, l’Europe du XVIe siècle devient une Italie en grand. La décrire ainsi permet au moins d’échapper à ce que Pierre Bourdieu appelait dans son cours Sur l’État « l’effet de destin du possible réalisé, soit la lente construction étatique des identités nationales, qui est en fait éminemment résistible et toujours réversible ». La preuve en est que c’est dans le changement des villes et dans l’inventaire de ces cadences, dans la vie sociale des objets et des aménagements environnementaux, que réside « sans doute le grand chantier collectif qui attend les historiens ». Car la ville évolue, ses institutions scolaires, leur enseignement, la construction contradictoire du savoir en droit comme en théologie. De là le besoin de tout retraverser, librement, hors de toute vision étriquée, périmée, littéralement, sans avenir alors que notre devoir est d’y accompagner la jeunesse sans omettre de signaler des futurs non advenus.
Pourtant nombreux furent ceux qui vécurent leur temps comme difficile. Difficile pour ces « tristes hommes » d’après 1560 qui, disait Lucien Febvre, « nous ressemblent comme des frères » alors qu’il en allait de coups et de guerres inexpiables, de trahisons et de surprises tant le pluralisme religieux déstabilise les identités collectives. L’indistinction de la guerre et de la paix ouvrait vers des conflits nationaux auxquels Patrick Boucheron restitue sans fin la teneur de guerre civile. Le Braudel de 1950 – sans doute un effet du rideau de fer – parlait, lui, de « l’inquiétude de son temps » malgré l’optimisme des sciences sociales alors conquérantes.
« Tenter, braver, persister, persévérer », nous en sommes bien toujours là et tant pis si la citation fait retour aux inévitables et merveilleux Misérables de Victor Hugo.
La leçon inaugurale de Patrick Boucheron est disponible dans son intégralité en cliquant ici.