Arctique magique

Dans son nouveau roman, Bérengère Cournut montre l’énergie qu’une jeune fille doit déployer pour survivre à l’hiver polaire, et comment les rencontres qu’elle fait vont lui permettre de se construire. Avec poésie, précision et générosité, De pierre et d’os fait également le portrait de la société inuit, en insistant sur l’importance de l’imaginaire et de la solidarité.


Bérengère Cournut, De pierre et d’os. Le Tripode, 219 p., 19 €


Une nuit, la banquise se brise et Uqsuralik, l’héroïne du nouveau roman de Bérangère Cournut, se retrouve séparée de sa famille. Désemparée, dépourvue de tout, accompagnée de chiens qui, aussi affamés qu’elle, sont prêts à la dévorer, l’adolescente doit arriver à chasser et surtout à trouver un groupe auquel s’intégrer. Ce point de départ pose d’emblée la dureté de la vie dans l’Arctique. Que le gibier manque, et la mort rôde aussitôt. La recherche de nourriture conditionne les déplacements, les rencontres ne sont soumises qu’au hasard. On se raconte d’ailleurs les récits de grande famine à la veillée, comme un moyen de s’en prémunir. Cette situation de survie attribue une importance essentielle au groupe, à l’entraide, et crée tout à la fois une forme d’insensibilité imposée par les circonstances. Les vieillards peuvent être abandonnés. En cas de nourriture insuffisante ou de mort de la mère, les nourrissons peuvent être étouffés sous la neige, voire enterrés vivants.

Outre l’âpreté de ces territoires de neige et de glace, De pierre et d’os décrit aussi leurs beautés, à travers des personnages à l’énergie et à la force vitale fabuleuses, capables de faire de cet univers hostile un monde riche à habiter. Ainsi, quand Uqsuralik et son amoureux, Tulukaraq, explorent en kayak les entrailles d’un iceberg : « Il règne ici une sorte d’aube bleue, diffuse, homogène. Les sons se propagent lentement, la lumière voyage moins vite, prisonnière de l’eau et de la glace. Les parois translucides à l’air libre se transforment en plate-formes opaques sous nos kayaks, d’un bleu clair, intense, que je n’ai jamais observé ailleurs ». En même temps, un trou au sommet de la grotte permet à Tulukaraq d’expliquer « pourquoi les morts se retrouvent parfois au ciel, parfois au fond de la mer ». La nature et le sacré ne se dissocient pas, leur combinaison crée du sens : « je te mets en garde, Uqsuralik : un iceberg est un monde qui peut basculer à tout moment ».

Bérengère Cournut, De pierre et d'os

Bérengère Cournut à Paris (septembre 2019) © Jean-Luc Bertini

Chaque partie du roman porte le nom d’un être essentiel à la vie de la jeune femme, un être qui la fera meilleure : Hila, sa fille, ou Naja, le chamane qui devient son mari. Mais tous ne sont pas humains, l’Homme-Lumière est un esprit, les « deux garçons » de la dernière partie sont associés à « trois bélugas ». D’autres personnages, plus nombreux, s’expriment à travers les chants rythmant le récit. Deux d’entre eux sont fondamentaux : le géant, esprit de la terre, qui renvoie à plusieurs reprises Uqsuralik vers la vie, et Sauniq, la vieille femme qui l’adopte, lui offrant une famille et un modèle de sagesse. Humains, animaux, esprits : tous peuvent avoir un chant, tous appartiennent à un même ensemble, qui n’aurait pas de sens s’il ne s’envisageait dans toutes ses composantes. Le chant permet de formuler ce qui ne pourrait se dire par la parole prosaïque. Il aide à vivre. Naja, le chamane, « propose qu’une grande maison communautaire soit construite pour les festivités d’hiver. Il espère qu’ainsi les tensions se régleront par le chant plutôt que dans le sang ».

Ce roman représente une société où tout est lié, où le succès d’une chasse dépend de multiples influences, des gestes, des regards d’une femme enceinte, ou des cris d’une enfant. Où les rêves, le passage d’animaux, de « bélugas blancs », annoncent l’avenir. Où l’on peut tuer un homme rien qu’en déposant une statuette d’ivoire près de sa tête. Où, pour guérir une enfant malade, un chamane doit entreprendre un voyage. Par le chant, toujours. Cette pensée magique rejoint une vision poétique du monde que Bérengère Cournut adopte pour évoquer un Arctique sombre et lumineux.

Pour écrire De pierre et d’os, elle a travaillé sur les fonds Jean Malaurie et Paul-Émile Victor du Muséum national d’histoire naturelle, et fait relire son livre par des anthropologues. L’épilogue évoque malicieusement ces Blancs qui « noircissent des milliers de pages à notre propos, farcissent des enveloppes de peau avec nos histoires, que d’autres reprennent pour leur propre gloire, sans jamais avoir posé un pied sur Nuna – notre territoire. Ces gens habitent et colonisent un imaginaire qui ne leur appartient pas ». Cependant : « Nos esprits les hantent, notre civilisation les fascine. Nous allons les prendre par la racine ».

Bérengère Cournut, De pierre et d'os

© D. R.

Hanté par l’imaginaire inuit, De pierre et d’os est aussi une histoire de femmes, en général. L’enfantement revient plusieurs fois, avec ses douleurs, ses dangers – on risque d’en mourir ou d’apporter le mauvais œil – et ses bonheurs – l’histoire d’Uqsuralik se termine d’ailleurs sur une magnifique scène de mise au monde onirique et orageuse. Pourtant, dans cette société rude de l’Arctique, les femmes sont particulièrement mises à l’épreuve. En plus de celles de la nature, les violences des hommes les menacent. Sauniq en avertit Uqsuralik par un chant : « Les femmes puissantes/Encourent d’abord/Tous les dangers ». À trois âges de la vie, Uqsuralik, Sauniq et Hila, la jeune femme, la femme mûre et l’enfant, arrivent à s’émanciper, à gagner une forme d’indépendance et d’égalité. Toutes trois entretiennent avec le monde un lien particulier qui leur donne du pouvoir, la capacité d’écouter et de tirer profit de la transmission. Hila, la fillette d’Uqsuralik, est nommée par Sauniq d’après le nom de sa propre mère, donnant à la chaîne des générations une forme circulaire. Si l’on meurt facilement dans l’Arctique, celui ou celle qui disparaît n’est pas oublié. Il revient dans l’enfant qui naît.

Livre d’un monde magique, complexe, de signes à décrypter, De pierre et d’os raconte également le silence. S’ils ressentent beaucoup, très souvent les personnages se taisent, même en groupe : « Plus personne ne prononce une parole jusqu’à ce que les lampes soient éteintes ». Dans ces silences, s’étend la blancheur, la sécheresse, la vastitude horizontale des territoires polaires, comme les mystères d’une conception du monde qui ne cherche pas à tout décomposer en petits éléments pour les rendre explicables.

Inscrire un roman dans une culture autre, qu’on ne peut connaître que de manière livresque, puisque la société inuit d’aujourd’hui n’est plus celle, située dans un passé imprécis, du livre, ce choix peut surprendre. Mais, comme dans le précédent roman de Bérengère Cournut, Née contente à Oraibi, on peut y lire une façon d’habiter le monde, une manière, poétique, de l’envisager comme un tout.

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