Entretien avec Jean-Claude Milner

« La Révolution Française est terminée ». Ainsi en avaient jugé les historiens qui, à l’instar de François Furet, réduisaient la Révolution à un simple changement de régime. C’était méconnaître ce qui surgissait dans l’événement : la naissance d’un Idéal au service de toutes les Révolutions à venir, de celle de Lénine à celle de Mao. Que reste-t-il aujourd’hui de cet Idéal ? Dans Relire la Révolution, Jean-Claude Milner, linguiste et philosophe politique, interroge ce qui demeure de la « croyance révolutionnaire » et de la valeur accordée aux droits de l’homme. Ce n’est plus l’historien qui affirme, mais le philosophe qui questionne : la Révolution est-elle terminée ?


Jean-Claude Milner, Relire la Révolution. Verdier, 288 p., 16 €

Considérations sur la France, Le Cerf, 192 p., 19 €


Jean-Claude Milner, Relire la Révolution

Jean-Claude Milner © Jean-Luc Bertini

Vous partez du constat suivant : « Le nom de Révolution n’évoque plus d’écho. Ceux qui ont vécu le tournant du XXe siècle au XXIe siècle auront été témoins de cette extinction ». A quels signes voyez-vous que « nous avons changé de période » ?

On peut observer à l’échelle mondiale que les forces de rébellion ne se réclament plus du nom de la Révolution. On invoque plutôt l’indépendance nationale ou la conquête religieuse. La Révolution vise à abolir l’ordre présent au nom de l’avenir ; on assiste au contraire à l’émergence massive d’un discours du retour aux origines. Les mouvements islamistes, notamment, prétendent retrouver la pureté de l’Islam, telle qu’il préexistait aux dérives modernes. Or l’idée de retour est étrangère à la Révolution qui se pense comme une « idée neuve ».

Vous affirmez qu’on a cessé de « croire » en l’Idéal de la Révolution. Que représentait cette « croyance » ?

Je désigne par là toute forme d’adhésion disjointe d’un jugement raisonné. La « croyance révolutionnaire » se reconnaissait elle-même dans la figure de l’engagement. Or l’engagement consiste toujours en un pas qui va au-delà des arguments. Le Manifeste du Parti communiste commence par un acte de foi : « Un spectre hante l’Europe : le communisme ». De même, la croyance révolutionnaire part d’un acte de foi en la Révolution et c’est seulement par la suite qu’un discours rationnel est venu définir un certain nombre de questions spécifiques : qu’est-ce qui mérite le nom de Révolution ? La prise du pouvoir doit-elle être violente ? Faut-il s’emparer directement de l’appareil d’État ? etc. Du fait de la croyance révolutionnaire, l’histoire des hommes se dispose comme un tableau, doté d’un point de fuite unique : la Révolution. Tous les éléments représentables peuvent alors être ramenés à un même Idéal. L’Histoire se dit au singulier : on parle du « sens de l’Histoire». La Révolution soviétique et la Révolution chinoise se présentent comme des Révolutions idéales, qui réalisent l’Idéal de la Révolution.

Si la Révolution est une « idée neuve », sait-elle véritablement vers quoi tend l’Histoire ?

Robespierre n’éprouvait pas pleinement le sentiment de nouveauté ; il puisait, chez l’historien Polybe, l’idée que l’Histoire est cyclique. Reste que le cycle s’accomplit par des changements de régime. La Révolution française lui paraît avoir accompli des ruptures sans précédents : elle obéit néanmoins à une loi historique prédéterminée. Saint-Just me semble penser autrement. Il introduit une rupture. Il compare les révolutionnaires aux explorateurs qui découvrent une terre inconnue : aucun savoir antérieur ne peut désormais les guider. Le révolutionnaire se définit par le fait qu’il avance en terra incognita.

Si la Révolution s’éprouve en « terre inconnue », comment peut-on savoir si elle est terminée ?

Saint-Just retrouve une position que l’on rencontre déjà chez Descartes. Selon ce dernier, le souverain est seul à occuper la position qu’il occupe, et il est donc seul à voir ce qu’il voit. Ceux qui ne sont pas souverains ne peuvent pas comprendre ses décisions. En termes révolutionnaires : les révolutionnaires sont seuls à voir ce qu’ils voient, ceux qui ne participent pas à la Révolution ne voient pas. Et ceux qui jugent que la Révolution est terminée sont ceux qui ne la font pas. Ceux qui la font ne peuvent pas affirmer avec certitude que la Révolution a trouvé son terme. Je m’accorde avec Descartes pour reconnaître que toute action politique contient sa part d’inconnu. Dès qu’on veut faire de la politique – en un sens véritable – il faut accepter ce principe : avancer dans l’inconnu. Selon Descartes, lecteur de Machiavel, l’inconnu est réservé aux sujets du Prince. Ceux-ci doivent supposer, sans preuves, qu’il voit ce qu’ils ignorent. Selon Saint-Just, au contraire, l’inconnu est réservé aux révolutionnaires : ils voient qu’ils ne voient pas.

Votre objectif, avec cet ouvrage, est-il de réhabiliter la « croyance révolutionnaire » et la dimension « sacrée » attachée aux droits de l’homme ?

Je cherche au contraire à affranchir la Révolution de la croyance révolutionnaire. La pensée doit se libérer de toutes les croyances et parmi celles-ci la croyance révolutionnaire n’a pas à faire exception. Je ne cherche pas davantage à conférer aux droits de l’homme une dimension sacrée, mais je veux isoler ce que la Déclaration de 1789 porte comme effet de vérité. Il naît selon moi du caractère minimaliste de son anthropologie. De l’homme, il n’est pratiquement rien dit, sinon qu’il naît et qu’il meurt : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », ajoutons : jusqu’à leur mort. L’homme est présenté comme capable de naître, de mourir et de déclarer ses droits. Ces trois éléments conduisent à une représentation de l’homme comme un corps parlant. Cette définition élémentaire évite les formes d’exclusion qui toutes conduisent au racialisme.

Les droits de l’homme sont distincts des droits des citoyens : ils le sont nécessairement puisqu’ils s’étendent aux non-citoyens. Si les deux types de droits sont distincts, quelle est leur relation ? La Déclaration implique un principe, qu’elle n’énonce pas et dont les rédacteurs n’ont peut-être pas conscience : aucun droit du citoyen ne peut contredire un droit de l’homme. Ce principe, à mes yeux, n’a rien de sacré : il est politique. On pourrait formuler le principe inverse : aucun droit de l’homme ne peut fragiliser les droits du citoyen. Un tel principe n’est ni illogique ni impraticable ; en fait, je crois qu’il sous-tend des politiques actuelles que je pourrais identifier. Si je le rejette, c’est pour des raisons politiques.

Vous rappelez justement que les luttes politiques ont longtemps été menées « pour tous » et non pour un groupe déterminé. Aujourd’hui, existe-t-il encore des luttes « pour tous » ?

Le mot « tous » est obscur. Se battre « pour tous » ne définit pas une cause limpide. Est-ce que ce tous absorbe les minorités ou est-ce qu’il n’existe que si les minorités sont reconnues pour ce qu’elles sont ? La question se pose aujourd’hui aux États-Unis à propos des transsexuels. Ceux qui appuient leurs revendications ont fait de cette minorité le signe distinctif du tous. Ceux qui refusent ces demandes identifient au contraire le tous avec la majorité silencieuse. En France, considérons les pratiques religieuses qui imposent une séparation entre hommes et femmes dans les lieux publics. En faisant droit à leur demande, est-ce qu’on contribue à les intégrer au « tous » de la société ? Les sociologues prétendent que oui. Ou est-ce qu’on contribue à fracturer le « tous » de l’espèce humaine ? La plupart des philosophes répondront que oui. Il vaudrait mieux se demander ce qu’il advient de l’égalité quand on accorde à une minorité la liberté de la bafouer ? En résumé, il faut identifier clairement le droit pour quoi l’on se bat, plutôt que de brandir trop tôt l’étendard du « pour tous ».

Dans votre ouvrage, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, vous mettiez en évidence les limites des valeurs européennes, à partir de l’exemple de la Shoah. Vous semblez désormais vouloir défendre ces mêmes valeurs. Est-ce un revirement ?

Ce qui m’anime, ce n’est pas l’Idéal de la Révolution, mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Or, l’Europe démocratique me semble précisément avoir rusé avec la Déclaration ; elle en a contourné l’idée essentielle : l’espèce humaine est une. Elle a estimé que pour être homme, il fallait plus que l’appartenance à l’espèce. Il fallait des valeurs, définies à partir de critères culturels. Tel est précisément le point de vue que je récuse. Il n’est donc pas vrai que je défende les valeurs européennes ; je les rejette au contraire.

Dans les années 1930, chaque camp revendiquait des valeurs ; elles différaient bien entendu chez les uns et chez les autres. Mais quelles qu’elles fussent, il s’est révélé très facile de les circonscrire de telle façon que les Juifs en étaient exclus. Il faut toujours relire Giraudoux. Haut fonctionnaire de la République, il s’interroge, voyant une famille juive, venue de quelque ghetto d’Europe centrale, entassée dans une chambre : mais comment veut-on que ces gens aient une idée de la République ? Giraudoux n’est plus une référence, mais son mode de raisonnement est omniprésent.

En reprenant la Déclaration, j’ai pu préciser la faute de l’Europe démocratique. Loin que mon travail présent rompe avec Les Penchants criminels, il en forme la suite.

Propos recueillis par Gabriel Perez

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