Descartes au poêle

Tandis que Grandgousier « après le souper se chauffait les couilles à un beau grand feu clair en surveillant des châtaignes qui grillent, écrivait dans l’âtre avec le bâton brûlé d’un bout dont on tisonne le feu, en racontant à sa femme et à sa maisonnée de beaux contes du temps jadis », Descartes, solitaire, se chauffait les siennes en son poêle en Allemagne et méditait métaphysiquement.


Descartes, Œuvres complètes, vol IV. 1. Méditations métaphysiques, objections et réponses I-VI ; 2. Objections et réponses VI, Lettre au Père Dinet. Dir. Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, Gallimard, Tel, 1303 p., 22 €, et 22,50 €


On connaît la chanson. Il commence par douter de tout, et réalise qu’il ne peut douter de lui-même ni de sa pensée. Il en conclut, un peu hardiment, qu’il existe, et qu’un Malin génie peut bien le tromper sur tout, mais pas sur ce fait : il cogite donc est. De là il conclut derechef, un peu hardiment, que Dieu existe, ne le trompe pas, et qu’il peut reprendre ses activités de philosophie naturelle sans angoisse épistémique.

La démarche des Méditations est solitaire et philosophiquement telle. On présente souvent Descartes (à mon avis à tort) comme l’inventeur de la subjectivité en philosophie. Mais sa pratique de la philosophie était tout sauf solitaire. Il ne cessait de discuter avec les philosophes de son temps, ne serait-ce que parce que l’Église contrôlait tout, et il s’attira les objections de philosophes du calibre de Hobbes, Arnauld, Gassendi, Mersenne mais aussi des théologiens de forte pointure comme Caterus. Il est toujours avec eux respectueux et soucieux de discuter (sauf avec le père Bourdin, auteur des septièmes objections, qui pourrait être le Simplet de Blanche Neige).

Jean-Luc Marion a raison de remarquer dans sa préface qu’il y a eu peu d’échanges de cette valeur en littérature et en philosophie. C’est vrai si l’on se réfère au modèle romantique de l’écriture philosophique, qui est encore le nôtre, et où le philosophe-génie ne se sent jamais tenu de répondre à des objections et tient, comme Heidegger, Deleuze ou Badiou, la discussion comme inutile. Mais le dix-septième siècle nous offre d’autres grands exemples de critiques serrées épistolaires et la pratique de la philosophie analytique est parfaitement conforme à ce style, qui est celui de la disputatio médiévale dont les Objections et Réponses gardent la trace évidente. Il suffit de franchir nos frontières pour constater que l’art de la dispute existe encore. Par exemple la Library of Living Philosophers, qui compte à présent de nombreux volumes, est devenu le modèle de ce type de livres collectifs, qui n’ont quasiment pas d’équivalents français, où l’auteur cible répond aux critiques. Certes nous faisons des mélanges au professeur Y, des Cahiers de l’Herne sur Tartempion ou Tartempionne, des numéros spéciaux sur Dupond-Durand, mais il est très rare que de vrais échanges y figurent.

Cette édition des Méditations en collection Tel, vouée à terme à rejoindre une Pléiade qui remplacera l’infâme édition Bridoux de notre jeunesse, est exemplaire à plus d’un titre. L’édition de poche usuelle était celle d’Alquié chez Garnier, qui contenait des notes vigoureuses, mais qui laissait à désirer en matière de scholarship. L’édition Adam et Tannery classique était, malgré sa belle version accessible chez Vrin, malcommode. Celle-ci tout d’abord donne en vis-à-vis du texte français le texte latin (Alquié le donnait, mais ici c’est bien plus naturel). Descartes sans le latin, c’est comme l’aïoli sans ail ou le veau Marengo sans veau. Ensuite, elle fournit un appareillage de notes exceptionnel, qui explique réellement le texte avec compétence, et qui occupe quasiment tout le second volume, accompagné de bibliographies, de glossaires et d’index très riches. Enfin, elle traduit la recherche vivante sur Descartes.

Descartes, Œuvres complètes

Pieter van der Verleger, Portrait de René Descartes © Bibliothèque nationale d’Autriche

Quel progrès fait par les cartésiens de nos jours depuis cinquante ans ! On était, à l’époque de Gilson, Laporte, Gouhier, Alquié, Guéroult, encore entre soi, cartéso-galliques. Les générations suivantes de cartésiens, Jean-Marie Beyssade, Jean-Luc Marion, Denis Kambouchner, Michèle Beyssade, Vincent Carraud, Frédéric de Buzon et tant d’autres ont ouvert le champ, noué le dialogue avec les anglophones (qui, avouons-le à leur honte, ne lisaient encore guère en français il y a encore trente ans) et ce réseau international se sent à présent dans toute cette édition. Et surtout, tous ces commentateurs ont fait taire leurs querelles picrocholines. Descartes, comme le montra jadis François Azouvi dans son Descartes et la France (Fayard 2006) a été l’objet d’appropriations permanentes depuis le dix-septième siècle. Tantôt héros de la science contre la religion, de la raison contre l’expérience, du moi contre le monde, du doute contre le sens commun, de l’intuition contre le formalisme, du dualisme contre le matérialisme, avec tout ce que ces oppositions simplistes impliquaient, il fut, une sorte de basse continue de querelles du modernisme contre le traditionalisme et de la République contre l’Église. Chaque commentateur depuis un siècle l’a annexé à sa cause : Gilson à la néo-scholastique, Brunschvicg à la sa dynamique de la raison, Alquié à son existentialisme, Marion à l’heideggerisme, Benda à son républicanisme, Foucault à son nietzschéisme (avec son interprétation aberrante du passage Mais quoi ce sont des fous, que Jean-Marie Beyssade moucha jadis ).

Les traces de ces querelles, les lectures gratuites ou intentionnées tirant la couverture à elles ont disparu peu à peu. Et surtout la science des textes et des manuscrits ont rendu le Tourangeau à sa complexité, ici rendue parfaitement. Quand on plonge dans le texte et les notes, on voit tout le travail, l’acribie des commentateurs, sous tendus par trente années de coopération (en particulier dans le Bulletin cartésien que publient les Archives de philosophie, dans des colloques comme Objecter et répondre (PUF, 1994), les commentaires de Beyssade (Descartes au fil de l’ordre, PUF, 2002), de Denis Kambouchner sur Les méditations métaphysiques, PUF 2005, ou son charmant Descartes n’a pas dit, Belles Lettres 2015, et tant d’autres cartesiana).

Il y a près de six siècles que nous vivons avec Descartes, et il nous inspire toujours parce qu’il a posé les questions que nous nous posons. Nous nous interrogeons toujours sur la légitimité du doute, qu’il fût pyrrhonien ou hyperbolique, et sur l’hypothèse du Malin Génie. Nous nous demandons toujours si penser doit inclure la sensation et l’affect, ou reposer seulement sur l’entendement. Nous aimerions toujours savoir si l’intuition doit jouer un si grand rôle dans notre méthode et nous voyons tous les défauts – surtout aujourd’hui — de ceux qui pensent sans ordre. Nombre de nos contemporains ne savent plus ce qu’est l’ordre des raisons. Nous n’avons pas cessé de nous interroger sur le sens du cogito, ni de la certitude de nos pensées en première personne, et en quoi celles-ci peuvent fonder les autres. Nous cherchons toujours à savoir si notre connaissance du monde est basée sur des représentations, il y en a même qui pensent que Descartes n’a pas donné de bonne preuve de l’existence de celui-ci. Nous nous demandons toujours si l’erreur est l’effet de la volonté ou de l’entendement, et la marque de notre liberté. Nous cherchons toujours à savoir si nos jugements peuvent être objectifs, et si quelque garantie, divine ou autre, peut les légitimer. Nous nous moquons un peu des preuves de l’existence de Dieu, mais nous aimerions bien savoir si l’on peut tirer l’existence du concept. Nous avons beau savoir que l’esprit c’est le cerveau, mais nous ne sommes pas prêts à renoncer au dualisme de l’esprit et du corps. Nous sommes entourés de spinozistes, mais Descartes nous aide à résister. Nous ne nous posons plus ces questions exactement comme Descartes le faisait, mais nous n’avons jamais cessé de nous chauffer à son poêle.

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