L’art contre le sida

Nul n’a jamais entrepris d’écrire l’histoire culturelle du sida : si beaucoup font le constat du lourd tribut que le monde des arts a versé au VIH depuis le début de la pandémie – Keith Haring, Rudolf Noureev, Hervé Guibert et tant d’autres –, on sait peu de chose sur ce que le sida a fait à l’art et à sa théorie. Ce recueil de textes du critique et activiste gay new-yorkais Douglas Crimp, orchestré par Gaëtan Thomas, vient en partie combler ce vide.


Douglas Crimp, Pictures : S’approprier la photographie, New York, 1979-2014. Édition établie par Gaëtan Thomas. Le Point du Jour, 216 p., 24 €


Cette monographie, qui rassemble des textes publiés depuis 1979 par celui qui est devenu à partir de cette date la figure incontournable de la critique de la création visuelle new-yorkaise, a la grande qualité, grâce notamment à une longue présentation, de dresser le tableau de la scène new-yorkaise au moment où éclate l’épidémie, tout en dévoilant la figure de Crimp, très mal connue en France. La générosité des textes de Crimp réunis ici est de rendre compte de ce qui s’est passé autour de la photographie pendant les années noires du sida – l’iconographie très soignée et abondante sert ce projet.

Douglas Crimp en fut un acteur central, en raison en particulier du rôle qu’il joua au sein de la revue October, dans laquelle il publia nombre de ses écrits avant de rompre avec elle. Crimp est également un personnage clé pour comprendre comment se sont constituées les cultural studies. Mais, à nos yeux, c’est le parcours de Crimp qui est le plus passionnant à suivre dans ce volume. L’évolution du point de vue de Crimp sur les photographies de Mapplethorpe est emblématique de cette histoire, nous y reviendrons. De même, est très intéressant le changement du rapport complexe entretenu par les militants gays, dont Crimp est sans doute le plus éclairé, avec la culture visuelle, notamment avec cette notion d’appropriation – faire des images des armes de guerre contre l’iconographie dominante.

Sans doute, le plus lumineux dans la perspective de cette histoire culturelle du sida est constitué par les textes publiés au début des années 1990, notamment « Portraits de personnes vivant avec le sida » en 1992. Dans ce texte fondamental, Crimp s’attaque à une série de photographies de Nicholas Nixon, exposées au MoMA en 1988, qui avait reçu un accueil très favorable ; il rappelle ce tract distribué dans le musée par des militants d’Act Up New York où l’on pouvait notamment lire : « Plus jamais d’images sans contexte », ou encore : « Arrêtez de nous regarder, écoutez-nous. » Dans cet article, Crimp appelle à « continuer à exiger et à créer nos propres contre-images, des images d’empowerment des personnes vivant avec le sida, des images qui proviennent du mouvement des personnes vivant avec le sida et de la coalition plus vaste des activistes sida ». Le critique évoque alors longuement une œuvre vidéo intitulée Danny, réalisée par Stashu Kybartas. L’artiste retourne les stéréotypes visuels des personnes malades. Crimp, à partir de ce cas, développe la notion d’images phobiques : des images liées à la terreur provoquée par l’idée que la personne vivant avec le sida reste un être sexuel. Si les images de Nixon eurent tant de succès, ce n’est pas parce qu’elles sont compassionnelles ou dégradantes, c’est que ces clichés sont porteurs du fantasme rassurant selon lequel le sida annoncerait « la fin de la promiscuité gay, ou même de la sexualité gay dans son ensemble ».

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Gran Fury, Kissing Doesn’t Kill, 1989 (œuvre originale en couleur) © Gran Fury

Le parcours de Crimp au cours de ces années, on l’a dit, est lui aussi à la fois exemplaire et singulier. 1977 en est l’année de naissance, avec l’ouverture de l’exposition « Pictures » où il invite cinq artistes à exposer, des artistes majoritairement formés sur la côte ouest, au California Institute of the Arts (« CalArts Mafia ») : Troy Brauntuch, Robert Longo et Jack Goldstein, ainsi que Sherrie Levine et Philip Smith. Tous ces artistes installés à New York formaient une bande d’amis que croisaient Cindy Sherman, Barbara Kruger et Louise Lawler, entre autres. « Leur matériau était les représentations mêmes, les images qu’on trouve partout, écrit Gaëtan Thomas, le fonds commun de l’époque. » En 1979, Crimp publia sous le même titre un texte considéré aujourd’hui comme l’un des manifestes du postmodernisme en photographie, dans lequel il affirmait en particulier : « derrière chaque image, il y a toujours une autre image ». L’itinéraire de Crimp est jalonné ensuite des débats qui animent la revue October, avec, en particulier, ses différentes influences théoriques continentales, parmi lesquelles la pensée de Michel Foucault. Succéda au moment d’harmonie d’October une période d’autonomisation de ses principaux animateurs. Resta néanmoins l’importance de ce qui fut vite désigné comme la Pictures generation.

Le troisième grand moment de ce parcours est la période qui s’ouvre à l’hiver 1987, lorsque Crimp, non content de lutter contre l’idée de l’autonomie de l’art, résolut de s’emparer politiquement des représentations. Dans le numéro historique d’October qu’il dirigea (« AIDS : Cultural Analysis/Cultural Activism », n° 43), il plaida pour l’ouverture du champ artistique et pour l’intervention : « Nous n’avons pas besoin d’une renaissance culturelle, nous avons besoin de pratiques qui participent activement à la lutte contre le sida. Nous n’avons pas besoin de transcender l’épidémie, nous avons besoin d’y mettre un terme. » Crimp rejoignait là les préoccupations des activistes, qui venaient de créer une nouvelle association à l’initiative de Larry Kramer : AIDS Coalition to Unleash Power (Act Up). Crimp rejoignit sans hésitation Act Up et cessa d’écrire sur l’univers esthétique, travaillant avec ces « producteurs culturels » de l’association, dont Gran Fury.

À partir de 1989, en opposition à l’émergence d’une communauté organisée, les gays firent l’objet de nombreuses stigmatisations, et très vite se déclenchèrent les « cultural wars » (annulation d’expositions, coupes budgétaires pour les musées ayant fait l’acquisition d’œuvres d’homosexuels). C’est alors que Crimp écrivit sur Mapplethorpe, dont il avait jusqu’alors méprisé le travail ; ravivant sans cesse et excitant sans égards l’image phobique de la sodomie, Mapplethorpe devenait politiquement efficace. Mais l’activiste avait aussi compris que c’était au sein même de la communauté gay qu’il convenait de lutter contre un certain nombre de représentations. Sans doute cette préoccupation l’éloigna-t-elle d’Act Up. Cette nouvelle période correspondit à l’émergence des cultural studies aux États-Unis ; aussi, Crimp trouva en elles un nouveau lieu pour mener ses combats, en particulier au sein des affect studies, une branche des queer studies.

Avec ce recueil, le lecteur français entre de plain-pied dans la construction des disciplines de savoir outre-Atlantique, un entrecroisement de positions théoriques, de réalités et de luttes sociales, et d’espaces de débats. Il n’est pas sûr que cette archéologie soit connue de beaucoup aujourd’hui, elle est pourtant essentielle. Remercions Douglas Crimp et Gaëtan Thomas de nous en livrer quelques clés.

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