Ne pas oublier ceux qui sont morts pour rien

Le promeneur des récits de Jean Rolin circule à vélo pour retrouver les traces d’un « épisode malgré tout secondaire » de la Guerre du Pacifique.


Jean Rolin, Peleliu, P.O.L, 153 p., 14 €.


L’île de Peleliu n’est certainement pas connue de tous. C’est l’un des seize États de la République des Palaos, en Micronésie (Océanie). Ceinte d’une barrière de corail et en partie recouverte de mangrove, ayant « la forme d’une pince de homard aux mâchoires inégalement développées », Peleliu est susceptible de réactiver le vieux fantasme littéraire de l’île déserte – et d’en rappeler du même coup le caractère utopique. Entre 500 et 700 personnes habitent ce territoire long d’une dizaine de kilomètres, connu pour avoir été le théâtre d’une bataille effroyable, faite de bombardements et de corps-à-corps, la seule qui eut lieu dans l’archipel pendant la guerre opposant en 1944 les États-Unis et le Japon. Voilà déjà de quoi provoquer l’intérêt du narrateur nonchalant, curieux, légèrement ironique et mélancolique qui circule dans les livres de Jean Rolin.

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Après le bateau, moyen de transport régulièrement évoqué par l’auteur dans ses reportages (L’homme qui a vu l’ours, 2006), la marche à pied (La Clôture, 2002) ou encore la voiture (L’Explosion de la durite, 2007), c’est à vélo que se déplace, toujours avec une certaine drôlerie, ce type étrange qui aime la solitude des hôtels et les endroits du monde où a priori il n’y a rien à faire : « Sans doute son éloignement – bien moindre que je ne l’avais imaginé, cependant, car en dépit de fréquentes coupures d’internet Peleliu et l’archipel des Palaos font partie désormais du monde globalisé, avec le sentiment que celui-ci procure de se trouver toujours et partout au même endroit -, sans doute son éloignement était-il pour quelque chose dans mon désir, d’ailleurs assez vague, de m’y rendre. »

Le narrateur de Peleliu a le même tropisme pour l’espionnage (ou du moins pour les missions au caractère trouble) que celui d’Ormuz (2014) ; on pourrait même reconnaître en lui le narrateur d’Un chien mort après lui (2009) lorsqu’il fait référence, comme s’il levait son verre aux « Happy Few », à la dernière phrase d’Au dessous du Volcan de Malcolm Lowry. Bref, Peleliu constitue un épisode de plus du récit global entamé par Jean Rolin il y a une quinzaine d’années, récit qui montre qu’il est encore possible de vivre des aventures et de les raconter – si l’on considère que le récit et la description sont, en plus de l’expérience du voyage, des aventures en soi.

Des Marines s'apprêtent à débarquer sur l'une des plages de Peleliu, en septembre 1944.

Des Marines s’apprêtent à débarquer sur l’une des plages de Peleliu, en septembre 1944.

Il n’en demeure pas moins que Jean Rolin aborde ici de manière plus frontale ce qui traversait de loin en loin ses précédents livres : la reconstitution d’événements marginaux de l’histoire, la description de « zones » peu fréquentées, le récit de vies dont il faut refaire la légende à partir de bribes glanées dans les journaux et les livres. Peleliu peut se lire comme l’exploration d’un « endroit où tant d’hommes [sont] morts pour pas grand-chose (puisqu’il est avéré désormais que la bataille de Peleliu aurait aussi bien pu ne jamais avoir lieu) ». Ce voyage ne vise pas à célébrer l’héroïsme des défunts mais à souligner le caractère totalement vain de leurs actions ainsi qu’à évoquer l’impression de désolation que laisse le paysage dans lequel elles se sont déroulées.

L’inquiétude va grandissant sur cette île où apparaissent des crabes gigantesques, où les noix de coco pourrissent quand elles ne menacent pas d’assommer, où l’on croise des animaux morts, un minibus abandonné, un type armé d’une machette, et où les rares vestiges de « cet épisode malgré tout secondaire de l’histoire militaire américaine » sont les bouteilles de bière et de saké abandonnées dans une grotte, un bunker en ruines, un monument où la formule « Lest we forget those who died » a été gravée. Il ne reste pas grand-chose, donc, de sorte que l’emportement consécutif à la rêverie du voyage, alimenté par la lecture de Melville, Conrad et Stevenson, se fracasse avec humour sur les aspects pathétiques de la réalité. Ici la désillusion est toujours rattrapée par la phrase bizarrement impeccable de Jean Rolin, vraie aventure dans son souci obsessionnel du réel.


Crédit pour l’image à la une : © Jean-Luc Bertini

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